Retiré de l'affiche

« L'amour a vingt ans »film qui vient d'être retiré de l'affiche donne l'occasion à FG d'entamer une réflexion sur le cinéma français
Le miracle est qu'il y ait encore un cinéma national.

L'amour à vingt ans » a quitté l'affiche à Paris, après une brève exclusivité. Les recettes n'ont pas atteint le palier au-dessus duquel l'exploitation eût été prolongée, bien que les spectateurs soient venus plus nombreux la deuxième semaine (31.464) que la première (27.282).
Il faut parler de ce film aujourd'hui pour deux raisons : l'une est que, si vous le voyez qui passe ici ou là, vous ne perdrez pas votre temps en assistant au premier et au cinquième des épisodes qui le composent. Quarante minutes sur cent, ce n'est pas négligeable.,
Le premier épisode, réalisé par François Truffant dans la meilleure tradition néoréaliste, a toutes les qualités de finesse, d'humanité et d'humour sensible propres à son auteur. Un petit Parisien de vingt ans, inscrit aux Jeunesses Musicales, tombe amoureux d'une petite Parisienne de vingt ans, rencontrée au concert. Ça ne marche pas. C'est tout. C'est ravissant.
Le dernier épisode, réalisé par Andrzej Wajda, met en scène un groupe d'étudiants polonais auquel le hasard adjoint, pour une heure, un « croulant ». Un qui a fait la guerre, un qui a été partisan.
C'est savoureux, cruel, gai et glacé comme la jeunesse.
Le deuxième épisode, vingt ans à Rome, est niais. Le troisième, vingt ans à Tokyo, d'une exécrable prétention. Le quatrième, vingt ans en Allemagne, gentillet.
Que l'ensemble se soit effondré, en exclusivité sur les Champs-Élysées, au moment où le Syndicat des Techniciens lance un appel angoissé aux pouvoirs publics, c'est la deuxième raison pour laquelle il faut s'intéresser à ce film. Il résume assez bien quelques-unes des contradictions où se débattent le cinéma français et ceux qui le font.

Art et industrie

La France en général, et le cinéma en particulier, sont régis par le système capitaliste. Celui-ci a ses avantages et ses inconvénients. Pour ce qui touche au cinéma, si ce système doit un jour être aboli, les 15.000 auteurs, comédiens, techniciens, ingénieurs, employés, ouvriers du cinéma trouveront sans doute la sécurité de l'emploi. Mais les cinémas d'Etat sont au service de l'Etat, de son idéologie, de ses intérêts tels que ses chefs les conçoivent. Tout ce qui ressortit à l'esprit de création en est obscurci, ou au moins affecté. Créer, en art, ce n'est jamais obéir. C'est remettre toujours en question.
On peut rêver d'un Etat idéal qui donnerait aux créateurs la sécurité, plus le droit à la révolte contre les valeurs artistiques et morales établies. Nous n'y sommes pas. On peut rêver d'un cinéma libéré à la fois de la nécessité de récupérer les fonds engagés (donc de plaire au plus grand nombre) et d'obtenir l'agrément des pouvoirs. Pour le moment, le système français réunit tous les inconvénients.
Industrie, il doit rapporter à ceux qui le financent. Spectacle, il ne dispose pas des moyens au service des industriels pour apprécier les besoins des consommateurs. Or, un film que ne ratifie pas le succès est un film perdu. Il n'a pas de gloire posthume à espérer. Et la recette, du succès est inconnue. Donnez-la à un producteur, il s'y mettra sur-le-champ, « Vie de Jésus », « Tire au flanc », « Marienbad » ou « Potemkine ».
Art, il est paralysé dans ses tentatives de renouveau par l'obligation où il est de trouver une audience immédiate. Même ceux qui réduisent en même temps au minimum leur budget et leurs espoirs de profit doivent atteindre un certain seuil. Si le nombre de spectateurs accessibles au cinémapionnier va croissant, ceux-ci constitueront toujours une faible fraction du public, ce public qui demande au cinéma un divertissement. Et ce qui divertit n'est jamais insolite, saugrenu, choquant, perturbateur d'habitudes.
Dirigé enfin sans l'être vraiment, dépendant dans son financement et sa diffusion des décisions d'un organisme d'Etat, de la censure, de l'Eglise (les interdictions d'exportations, Celles qui visent les spectateurs de moins de dix-huit ans, les consignes de l'Office Catholique), soumis à des jugements portés a priori, comme s'il existait un aréopage, aussi scrupuleux soit il, capable de discerner la qualité future d'un film à travers quelques pages de scénario, le cinéma français cumule les difficultés du dirigisme avec celles de la libre entreprise.
Ajoutez à cela des charges aberrantes, sans commune mesure avec celles qui pèsent sur les cinémas américain, italien, anglais... Le miracle est qu'il y ait encore un cinéma national.

Nouveaux marchés

Les recettes encaissées en France continueront sans doute à baisser. Au mieux, elles se stabiliseront. C'est la rançon de tous les pays surdéveloppés et largement équipés en automobiles et en télévisions. De nouveaux marchés s'ouvriront dans les pays en voie de développement, et en particulier en Afrique. Mais pour quels films ? Ceux qui font recette aux Champs-Élysées, à Angoulême ou dans le Nevada ? Le nombre de films mis en chantier — donc le volume de travail fourni aux techniciens — dépendra de l'adaptation du produit du marché.
Qu'a fait l'Etat depuis quatre ans ?
Ne revenons pas sur les mesures baroques qui ont été prises par le ministère de la Culture lorsqu'il a supprimé du même coup l'aide (terme impropre qui donnait à croire que le cinéma bénéficiait de subventions, alors qu'il s'agissait seulement de facilités de financement stimulantes), et la prime à la qualité accordée a posteriori, prime grâce à laquelle des efforts fructueux avaient été tentés dans le sens d'un meilleur cinéma.
Résultat : 20 millions de spectateurs perdus depuis 1958. Augmentation du prix des places de l'ordre de 5 % environ. Volume de travail en baisse vertigineuse. Onze films français mis en chantier pendant les cinq premiers mois de 1962, contre trente et un pendant la même période en 1960. Multiplication des coproductions, des combinaisons internationales hétéroclites d'où naissent des films comme « L'Amour à vingt ans » où, en cherchant à accumuler toutes les recettes d'un succès de plus en plus problématique, on les annule l'une par l'autre.
Les films à sketches ont marché ? Faisons des sketches. La jeunesse est à la mode ? Parlons des jeunes. Les femmes ne s'intéressent qu'aux histoires d'amour ? Parlons d'amour. Un certain public est sensible au ton de Truffaut et à celui de Wajda ? Engageons-les et nous aurons ce public aussi. Additionnons enfin les Français, les Italiens, les Japonais, les Allemands, les Polonais. Et ce sera un succès international.
Résultat : cette addition s'est transformée en division.
La situation du cinéma français n'est pas sans remède. Il est riche de talents et d'entrepreneurs épris de leur métier. Encore faut-il que ces remèdes soient cherchés par les différentes organisations professionnelles avec bonne foi, et par l'Etat avec réalisme, en définissant la hiérarchie des objectifs visés.
Du cinéma de prestige ? Ou de recettes ? Du travail pour tous ? De nouvelles couches de spectateurs attirées dans les salles ? Du cinéma pionnier ? Dans la forme ou dans le fond ? Là aussi, nous sommes en pleine confusion et... Mais voilà déjà un bien long discours. De la mystification qui entoure le nouveau cinéma, nous parlerons une autre fois.
En attendant, deux mots pour vous conseiller d'aller voir, si vous êtes à Paris, « Vainqueurs et vaincus », de Tore Sjoberg, la suite de « Mein Kampf ». Montage de documents allemands tournés et projetés au cours du procès de Nuremberg. C'est de loin, en dépit de quelques erreurs factuelles, ce que j'ai vu de meilleur dans le genre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express