Film « La rumeur », avec Audrey Hupburn et Shirley MacLaine. Portrait de l'Amérique, évoquée à travers l'homosexualité féminine (« l'inversion sexuelle féminine »). S'interroge sur la manière dont le public français recevra cette œuvre si profondément étr
Dans un paquet bien ficelé, un produit rude, amer, voire scandaleux.
Il n'est pas indispensable de voir « La Rumeur ». Mais les amateurs de films américains bien tricotés y retrouveront, pendant deux heures, ce vieux plaisir devenu rare : entrer dans une histoire comme dans un bain chaud et n'en
plus sortir jusqu'à ce que s'inscrive le mot « fin ». Après, on peut commencer à ergoter.
Et puis, quand la faculté vous est offerte de voyager au cœur de l'Amérique moyennant 600 francs plus le pourboire à l'ouvreuse, il faut manquer de curiosité pour s'en priver.
Comme dans tout voyage à l'étranger, le plaisir sera plus vif si l'on connaît la langue du pays ; singulièrement ici, car « La Rumeur » est une pièce, donc un spectacle essentiellement bavard. Une pièce solidement construite par Lillian Hellmann, solidement jouée par deux comédiennes, Audrey Hepburn et Shirley Mac Laine, qui en connaissent un bout, solidement réalisée par William Wyler, ce vieux maestro éclectique et rusé qui dirigea avec une égale aisance « Les Meilleures Années de notre vie », « Vacances romaines » et « Ben Hur ».
Cette fois, il s'est discrètement effacé derrière son sujet et ses interprètes, qu'il gouverne, certes, mais sans plus.
Donc, un rassurant label, un paquet bien ficelé, et puis, à l'intérieur, un produit rude, amer, voire scandaleux pour les Etats-Unis.
Ils ne se marieront pas, ils ne seront pas heureux, ils n'auront pas d'enfants ; les petites filles de bonne famille confiées à l'institution dirigée par deux jeunes femmes estimées dans la ville ne sont pas de bons diables mais de la graine de névrosées : voleuses, affabulatrices, ravagées par une insécurité affective que ne compensent pas les Cadillac. Enfin, la passion qui habite Shirley Mac Laine, c'est Audrey Hepburn qui en est l'objet. Et il ne s'agit pas d'une inclination vaguement équivoque telle qu'il en fleurit dans les couvents, les pensionnats et les romans anglais.
Bref, avec tact mais avec précision, nous voici sur le terrain de l'inversion. Et dans sa forme la plus rare, la plus mystérieuse (la plus rebelle aussi aux thérapeutiques modernes lorsqu'elle est authentiquement vécue) : l'inversion sexuelle féminine.
Il y a longtemps que les Américains tournent autour de leurs plaies et les débrident avec une franchise et une liberté dont le cinéma français n'use guère à l'égard des nôtres en dépit de son caractère parfois licencieux. En portant à l'écran l'histoire d'une jeune femme invertie, ce n'est d'ailleurs ni le procès ni la défense des amours « contre nature » que Wyler a traité. C'est le conflit entre le déviationniste sexuel et une société d'autant plus intolérante qu'elle nie ses pulsions.
Stigmates infâmes
Je ne dis pas que deux directrices d'une école française accusées par une jeune élève d'entretenir des relations coupables verraient grandir le renom de leur établissement. Ni même qu'elles en sortiraient indemnes.
Mais enfin, un pays où Coccinelle, le travesti de sexe indéterminé, a pu se marier en blanc et recevoir la bénédiction du curé de la paroisse sans soulever plus qu'un haussement d'épaules, est un pays admirablement tolérant, donc secrètement équilibré, défoulé, et impropre au fanatisme. A tous les fanatismes, d'ailleurs, mais ceci est une autre, histoire. Restons au cinéma.
Lorsque la rumeur scandaleuse se répand, au sujet de Miss Dobby et Miss Wright, les deux jeunes femmes sont non seulement ruinées, rejetées, insultées jusque par le regard lubrique et narquois du garçon laitier ; elles savent qu'il n'y a plus un Etat de la vertueuse Amérique où, porteuses de stigmates infâmes et publiquement révélés, elles pourraient à nouveau s'insérer dans la société.
Or, elles sont irréprochables. Qui a lancé la rumeur ? Une petite fille mal aimée, malade dans sa tête et dans son cœur, en quête de prétexte pour obtenir qu'on la retire de pension.
Les ravages de la calomnie — « d'abord un bruit léger rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, etc. » — cela se chante à l'Opéra-Comique, cela s'ânonne en classe quand on apprend Beaumarchais, cela est abominable, mais, à cet endroit du récit, on se dit — parce qu'il a une petite longueur, la seule — que Miss Hellmann n'a tout de même pas écrit une pièce et M. Wyler un film pour nous faire un cours sur la calomnie.
Le regard des autres
Qu'Audrey Hepburn, biche austère, en perde son futur époux terrorise à l'idée de prendre dans ses bras un suppôt de Sapho, c'est bien triste. Mais cette représentation de l'Amérique où un médecin de 30 ans reste pudiquement fiancé pendant deux ans avec un professeur de 25 ans sans échanger autre chose que de bonnes paroles ou de chastes étreintes, elle irrite à la fin. Ou elle est fausse, comme toute la jeune littérature américaine tend à le prouver, et alors que l'on arrête le disque. Ou elle est vraie. Et, alors, qu'ils aillent au Ciel, mais sans nous demander de les y accompagner, fût-ce d'un fauteuil d'orchestre.
Exit le fiancé, le film prend sa dimension. Irréprochable, Miss Wright ? Irréprochable. Irréprochable, Miss Dobby ? Shirley Mac Laine, enlaidie, ou plutôt non embellie par les artifices communs aux femmes en général et aux comédiennes en particulier, a fait de l'invertie qui s'ignore et que le regard des autres conduit à une prise de conscience, une création assez étonnante.
La démarche, les gestes, une certaine brusquerie gauche, tout cela est à peine indiqué et si parfaitement naturel qu'elle en devient presque gênante. C'est d'une grande actrice.
Ce qui n'a jamais affleuré au niveau de sa conscience et que, dans une fulgurante intuition, une enfant a saisi pour nourrir ses mensonges, elle le découvre parce que cela a été dit. Mais comment assumer sa propre vérité quand on l'éprouve comme monstrueuse ? Rien ne sert que la petite menteuse soit, à la fin, confondue, que les deux jeunes femmes, toujours irréprochables objectivement, soient officiellement réhabilitées. On ne s'exile pas de soi-même, sinon par la mort.
Voilà la curieuse histoire de « La Rumeur ».
Comment le public français recevra-t-il ce film si profondément étranger et dont il attendra sans doute, sur la foi de la distribution, une aimable comédie ? Il dira peut-être : « C'est idiot. » Mais après. Pas pendant.
On ne monte pas une pièce sans risquer de faire du théâtre. Shirley Mac Laine et Audrey Hepburn marchent sur le fil du rasoir. Leurs partenaires trébuchent parfois.
Quant à Myriam Hopkins... Il devrait être interdit à celles qui furent belles de reparaître ainsi sur l'écran. Vieillir, soit. Mais voir vieillir les autres...