Grève des mineurs dans l'Aveyron. Critique de la réponse gouvernementale
« Vous ne me faites pas l'effet de gens désespérés ! »
Cette heureuse formule du chef de l'Etat s'adressait, le 21 septembre, aux habitants du département qu'il daignait honorer de sa présence : l'Aveyron. Les maires avaient présenté leurs doléances. Il leur fut répondu que l'Aveyron était un « capital de foi, de volonté et de conscience ».
Trois mois plus tard, le département explose. A Decazeville, 860 mineurs en grève entendent la messe de Noël par trois cents mètres de fond, agenouillés sur le sol des galeries. Les envoyés spéciaux accourent. Les uns entendent le Venite Adoremus, les autres la Marseillaise, d'autres enfin l'Internationale. Et sans doute ont-ils tous bien entendu.
Douze représentants des agriculteurs sont présents qui manifestent leur vigilante solidarité. Les 307 maires du département démissionnent. Cinq mille femmes défilent dans les rues de Rodez, saluées par la population. Des jeunes gens commencent une grève de la faim. Le maire de Decazeville, M. Rouquette, déclare : « Méfiez-vous que les mineurs, poussés au désespoir, soient obligés de remonter : ils risquent alors d'avoir le pic à la main. »
L'évêque de Rodez et le parti communiste appuient également les grévistes. L'union nationale est réalisée, dans le cinquième département de France. Contre l'Etat. Et précisément dans une affaire où l'Etat a, théoriquement, raison.
Rarement démonstration plus spectaculaire aura été faite de la vanité d'un régime monarchique, où discours et acclamations se répondent pour ne rien dire, jusqu'à ce que l'accident se produise.
Ici : huit mineurs de fond, qui ont reçu leur lettre de licenciement.
Sur le papier
Une grève dans l'Aveyron, qui s'en fût ému, en France, au mois de mai ? Et dans une usine à ciel ouvert ?
Oui, mais c'était Noël, avec son cortège de symboles. Et chacun s'est imaginé, séparé des siens, passant la nuit au fond d'une mine, victime de l'ingratitude du
pays s'empiffrant à la même eure de foie gras et pataugeant dans la niaiserie des vœux officiels.
Et chacun s'est informé, fût-ce distraitement. Une grève ? Pourquoi ? Que veulent-ils ? Une augmentation de salaires ? Qu'est-ce qu'ils gagnent ? 50.000 francs au mieux, bien sûr, ce n'est pas gras au bout de vingt-cinq ans de mine. Et puis, quel métier ! Comment ? Ce métier, ils l'aiment ? Ce n'est pas de l'argent qu'ils réclament ? Mais alors, que demandent-ils ?
Ils. Au pluriel, des ouvriers mécontents. Au singulier, des hommes, avec leurs peines, leurs
joies, leur femme, leurs enfants, leur foyer, confrontés soudain à l'inhumanité du XXe siècle industriel et de ses « plans ».
Le cas de chaque mineur des Houillères de l'Aveyron, chacun peut le comprendre. Il est d'une clarté redoutable.
La fermeture progressive des mines souterraines du bassin de Decazeville est inéluctable parce que leur exploitation n'est plus rentable. Déficit cette année : 1,35 milliard d'anciens francs.
Treize cents mineurs devront être licenciés, d'ici à 1965. Le reclassement de 440 d'entre eux est en principe déjà assuré dans les entreprises industrielles auxquelles les Houillères assurent des subventions substantielles pour les persuader de s'installer dans la région.
Sur le papier, un pays qui manque de main-d'œuvre spécialisée (et même de mineurs dans certains départements) ne se trouve pas devant un problème insoluble parce qu'il dispose d'un excédent de main-d'œuvre dans l'un de ses départements.
Sur le papier — et il faut bien travailler d'abord sur le papier — les difficultés ne sont pas irréductibles. Elles doivent être réduites et les techniciens remplissent leur rôle en posant, en chiffres, les termes d'un problème et sa solution. Un plan d'expansion et d'adaptation à des situations nouvelles ne se conçoit pas avec des sentiments.
Il reste que les plans s'appliquent à travers les hommes. Et que, sans leur adhésion, ils s'effondrent.
Et les hommes se sont révoltés.
Ils ont 35, 40, 45 ans. De longues années de mine derrière eux, un organisme rongé.
Changer de métier, c'est dur, toujours, quand on a perdu la mobilité de la jeunesse. Retourner à l'école pour apprendre un autre métier, s'adapter au travail sur machine et à ses cadences, trouver de l'embauche mais à un salaire presque toujours inférieur de dix pour cent, perdre la sécurité de l'emploi, la retraite à 55 ans, le régime spécial de Sécurité sociale, la certitude d'être logé, s'affoler à la perspective de la maladie, du chômage, ou du départ loin de chez soi, abandonner son trou, émigrer, et tout cela avec les traites qui tombent parce qu'on a équipé sa bicoque a crédit, tout cela, l'accepteriez-vous de bonne grâce ?
Non. Mais peut-être l'accepteriez-vous si vous saviez pour quoi, pour qui, au nom de quoi cet effort immense vous est demandé, dans quelle perspective nationale il s'inscrit.
Peut-être l'accepteriez-vous si vous aviez le sentiment de participer à une action commune, où les sacrifices sont également répartis, si vous étiez associé aux décisions prises d'en haut, si vous n'aviez pas le sentiment d'être un pion dans le jeu des autres.
Et les syndicats ?
Pour obtenir de ceux qui doivent en souffrir, leur participation aux bouleversements nécessaires à la collectivité, il y a deux méthodes. Il n'y en a pas trois.
L'une est la dictature, fondée sur l'emploi de la force. Nous n'y sommes pas. Rien ne justifierait que nous y soyons.
L'autre est la démocratie, fondée sur l'information et le dialogue. Nous n'y sommes pas davantage.
Il ne s'agit pas d'aller discuter avec chaque citoyen de l'opportunité de telle ou telle mesure. Mais à quoi servent les syndicats ?
Quelle part ont-ils, en dépit de la comédie « consultative » qui se joue régulièrement au Conseil Économique, dans l'élaboration de la politique du pays, dans la définition des objectifs à atteindre et des moyens propres à y conduire ?
Leur activité pourrait être constructive. Encore faudrait-il, pour qu'un dynamisme positif les anime, qu'ils soient en position de pouvoir et de vouloir construire.
Au lieu que ces grandes associations boudeuses, et seulement revendicatrices, suivent au lieu de précéder, et en sont réduites, dans l'affaire de l'Aveyron, à soutenir leurs adhérents dans la négation de la réalité.
Le problème n'est pas simple. Mais il se pose depuis assez longtemps pour que l'on sache, au moins, comment il ne fallait pas tenter de le résoudre. Il n'existe pas seulement à l'échelon de l'Aveyron, mais partout où les hommes se crispent sur le passé. L'explosion de Decazeville est exemplaire des résultats que l'on obtient en substituant le dédain au dialogue.