Ca y est !

Portrait de Jean Cau, prix Goncourt, et journaliste à L'Express
Ça y est !

Françoise Giroud vous présente Jean Cau tel qu'il est hors Goncourt.

Eh bien ! il avait raison, M. l'instituteur, lorsqu'il disait au père de Jean Cau :
— Il est malin, le peutit... Il faut qu'il continue d'aller à l'école.
— A l'école ? Et pour quoi faire ?
— Parce qu'il est malin.
— Il pourrait devenir instituteur?
— Eh ! bien sûr. Mais, à votre place, ce n'est pas à cette école-là que je l'enverrais... C'est au lycée.
— Au lycée !
C'était en 1936. C'était à Carcassonne. C'était un ouvrier qui venait seulement de s'arracher à la misère de la terre pour aller à la ville et qui parlait encore, en famille, la langue d'oc. C'était insensé de mettre « le peutit » au lycée. Qu'apprend-on au lycée ?... Le latin ?... Le latin, ça sert pour devenir prêtre !
Il y entra cependant. Et l'une des premières phrases qu'il entendit, dans la bouche d'un élève de sa classe, ce fut :
« Non. On ne joue pas avec Cau. C'est le fils de la femme de ménage. »

Cette terre d'Oc

Il ne l'a pas oublié. Il ne l'oubliera jamais. Il n'essayera jamais de la faire oublier, ou de se naturaliser bourgeois par la grâce du succès. Trop tard, pour jouer avec Cau. C'est avant le succès, bourgeois de Carcassonne, qu'il fallait le reconnaître, l'accueillir, le faire vôtre, et — peut-être — ainsi le désamorcer.
C'est du temps que le soir, dans la cuisine où il faisait ses devoirs, il voyait sa mère laver le linge sale des autres, tandis qu'à la même époque, un jeune inconnu, Albert Camus, notait dans son carnet : « Une certaine somme d'années vécues misérablement suffisent à construire une sensibilité. Dans ce cas particulier, le sentiment bizarre que le fils porte à sa mère constitue toute sa sensibilité ».
C'était avant le succès, bourgeois de Paris ou de Saint-Germain-des-Près, qu'il fallait lui donner le baptême. A son nom : Jean Cau, fils d'Etienne et Rose Cau, auteur de livres signés Jean Cau — et non à celui de Jean-Secrétaire-Cau-de-Sartre, comme on dit Du Pont de Nemours.
Aujourd'hui, Cau est, je crois, sans haine. Il est, en tout cas, sans hargne. Simplement, il sait des choses qui ne s'apprennent pas dans les livres, des choses qu'il faut avoir vécues pour les connaître et pour se construire,
muscles y compris, dur comme une pierre.
Dur au labeur, dur à la fatigue, dur au froid, tout botté encore de cette terre d'Oc qu'il aime et qu'il a maintes fois vendangée pour payer ses cahiers, tout caparaçonné de méfiance et empesé d orgueil.
On entend parfois : « Vous le trouvez gentil, Cau? ».
Non. Il n'est pas « gentil ». Il n'envoie pas de cartes à Noël et de fleurs aux dames. Quand il entre dans une pièce, sa tête noire de Catalan un peu en avant, il dit : « Salut ! Ça va ? » et il ne s'enquiert pas davantage de votre santé ou de vos états d'âme. Non qu'il y soit indifférent. Tout l'intéresse au contraire, sauf la surface des choses, et il est tout bon dans son cœur. Mais il faut comprendre.
D'abord, il a eu beaucoup à faire avec lui-même. Il a vécu longtemps — le temps qui compte, l'enfance — dans un autre univers.
Le langage de la gentillesse formelle — l'huile dans les rouages, le sucre sur les fraises — il peut l'apprendre. Il en a appris d'autres ! Peut-être même le sait-il, et décidera-t-il un jour de l'employer.
Mais ce ne sera jamais sa langue maternelle.
Et pourquoi se forcerait-il, avec nous, en tout cas, à parler étranger ?

Le langage de Swann

La langue seconde que, adolescent, il a découverte et qu'il manie avec la maîtrise heureuse d'un homme qui fait jouer des muscles parfaitement entraînés, c'est celle qui permet d'exprimer des idées.
Pendant quelques années, ce langage est demeuré en lui, parallèle et comme plaqué sur celui de la vie quotidienne. Il fait chaud, il fait froid, j'ai faim, j'ai sommeil, quelle heure est-il, passe-moi le pain.
Il l'a d'abord appris comme il apprenait le latin.
Proust, par exemple, c'était du latin. Qu'il y eût des gens, en France, dans son pays, tout près peut-être, qui exprimaient dans le langage de Swann les sentiments de Swann à l'égard d'Odette, qu'il y eût même des Odette, il ne le savait pas vraiment.
Les mots qui donnent accès au monde, aux autres, et qui permettent d'établir — ou au moins de tenter — la communication, c'est aujourd'hui sa richesse. Autant de portes qu'il a poussées, autant de seuils qu'il a franchis, autant de cloisons qu'il a renversées.
Alors on conçoit qu'il n'ait pas le goût de les galvauder, d'en user pour ne rien dire.

93 articles

Parler de lui, il n'y tient pas. Il le fait comme d'un étranger, parce qu'il faut être poli quand ça n'engage pas.
— Et Paris, Jean, comment êtes-vous venu à Paris ? Si ça vous ennuie de me raconter, vous n'êtes pas obligé...
Il le sait bien, qu'il n'est pas obligé, et qu'il est chez lui à « L'Express », autant qu'il pourra jamais être, quelque part, chez lui ; libre d'y choisir ses interlocuteurs, ses amitiés, ses indifférences, ses confiances, ses défiances.
Libre aussi de dire, comme l'année dernière, après avoir écrit 93 articles qui firent de lui l'un des plus brillants journalistes de la presse française :
« Il faut que je parte un peu pour aller gratter sur un livre... »
C'était « La Pitié de Dieu ». Et puis aussi « Les Oreilles et la Queue », une pièce de théâtre, quelques nouvelles.
Mais quoi ! le Goncourt, c'est le Goncourt. Il ne va pas se mettre à faire des manières, maintenant, et à jouer à cache-cache avec le succès.
Il l'a voulu, il l'a, il est prêt à payer comptant, c'est-à-dire à livrer, quand on l'interroge, son anecdote
personnelle autrement qu'à travers la transposition romanesque.
Tout de même, il détourne son regard de jeune loup, parce que, tout de même, ce n'est pas agréable.
Ce qu'il pense sur l'essentiel des choses ? Nul ne peut l'ignorer. Il le dit lui-même, avec ses propres mots, dans ce journal, depuis très exactement quatre ans. Au début, il a un peu flotté. Pas longtemps ! Quelques courtes semaines. Le temps de trouver son souffle, sa distance, son style propres.
A peine le général de Gaulle s'était-il écrié: « Je vous ai compris », Jean Cau — qui avait compris lui aussi — publiait, le 12 juin 1958, une enquête intitulée : « Qui prépare le fascisme ? »
Quant au romancier, l'œuvre est là, qui répond pour lui.
Reste à dire un peu l'homme ou du moins ce que j'en sais, et qui peut éclairer sa physionomie.
Il raconte :
« J'avais 18 ans quand je suis venu à Paris. Je n'avais jamais vu une grande ville. Je n'avais même jamais vu un fauteuil. Un fauteuil, vous vous rendez compte ? »
II est vif comme le mercure, comme un boxeur, mais il parle lentement, détachant chaque syllabe en la roulant au soleil du bel accent rugueux de son pays.

Deux valises de bois

Son visage est fait d'une plage : le front, d'une arête : le nez, et de quatre creux d'ombre : deux en large, les yeux ; deux en long, entre la pommette et le maxillaire.
Il n'y a pas un pouce de graisse, pas une courbe molle sur ce visage-là. C'est un ouvrage d'architecture.
Certains garçons soignés ont l'air, à toute heure, de sortir d'un bain chaud. Jean Cau, lui, semble toujours sortir d'une douche froide, poil et peau lustrés, serrés, décapés.
Toute la tendresse, toute la chaleur qu'il recèle — et Dieu sait qu'il n'en manque pas — sont à l'intérieur, brûlantes, loin à l'intérieur.
Il est strictement interdit aux visiteurs d'approcher.
Donc, à 18 ans, portant deux lourdes valises de bois où sa mère avait mis tout le linge, tous les draps qu'elle avait pu réunir, Jean Cau débarqua à la gare d'Austerlitz, arrivant de Carcassonne pour préparer l'Ecole Normale.
Il connaissait une seule personne dans la capitale : un ouvrier de son pays.
Une valise au bout de chaque bras, il se mit bravement en route. A pied. Il ne savait pas que les distances sont grandes, à Paris. Il mit huit heures a faire le trajet.
Celui qu'il a accompli depuis ?
Deux ans à Louis-le-Grand, refusant de se laisser « bizuter ».
.— On te mettra en quarantaine, dirent ses camarades d'hypokhâgne.
— Je m'en fous.
La quarantaine, il en connaissait un bout.
Puis, après trois certificats de licence, la peur de poursuivre et de devenir professeur. Il était fait pour apprendre, non pour enseigner. Pour agir, non pour assister.
L'instrument de son action, c'est l'écriture. Mais le terrain de son action, c'est la politique.
Le Journalisme n'est pas lui, alimentaire. C'est son combat d'homme qu'il mène, lorsqu'il enquête, lorsqu'il voyage, lorsqu'il interroge, lorsqu'il écrit, d'une écriture régulière et presque sans ratures, les quinze ou vingt feuillets qu'il apporte toujours ponctuellement. Parce que le travail, c'est sérieux.
C'est pourquoi, vendredi dernier, il est parti pour l'Algérie, en reportage, malgré ce prix Goncourt suspendu sur sa tête depuis quelques semaines, et qui devait tomber lundi. Sur sa tête ou sur une autre.

Une pierre longuement polie

Nous avons su avant lui qu'il était lauréat. Quelqu'un a crié très fort pour que la bonne nouvelle retentisse et se propage de bureau en bureau : « Ça y est ! Cau a le Goncourt ! »
Il y a eu un moment de vraie joie, et même d'émotion. Il faut comprendre. Il n'est pas « gentil », Cau, c'est notre frère, notre frère de combat, notre frère de travail.
Mais comment le joindre, pour le prévenir ? A 13 h. 15 le téléphone a sonné. Il parlait de très loin. Il a dit : « Bon. Je ne peux pas rentrer aujourd'hui. Je serai là demain. »
Et en arrivant mardi, il a commencé par rédiger son reportage. Parce que le Goncourt, c'est important, c'est très important. Mais le travail, c'est sérieux.
La seule chose qui aurait pu, dit- il, le conduire à la prostitution — c'est-à-dire à une certaine forme de presse — c'est s'il n'avait pas été capable de gagner autrement de quoi assurer à ses parents une vieillesse sans ménages et sans patrons.
« Regarde-le à traîner », lui disait sa mère lorsque, après 1936, Etienne Cau ne fut plus employé que huit heures par jour et se sentit soudain tout bête d'avoir un moment de pause entre le travail et la soupe.
Qu'il traîne, maintenant, ah qu'il traîne !
Quand Jean Cau parle d'eux, il ne s'attendrit pas. Il dit seulement :
— Qu'est-ce qu'ils ont gratté dur, pour moi et pour ma sœur...
Lui, il n'a besoin de rien, parce qu'il ne veut avoir besoin de rien, ni, si possible, de personne. Une petite chambre d'hôtel au Quartier Latin, des bouquins, quelques copains, trois chemises blanches pour être convenable quand il va interviewer M. Pinay, ou M. Rueff.
Il est libre.
Il se tient lui-même dans le creux de sa main comme une pierre longuement polie qu'il peut maintenant projeter où il veut.
Le garçon est devenu un homme.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express