L'invitée silencieuse

Réflexions sur la liberté du journaliste et sur la liberté de l'homme dans le monde moderne
A la veille de la rencontre de Vienne, M. Kennedy a déclaré : « A la table de conférence, il y aura une invitée silencieuse : ce sera la liberté de l'homme. »
La formule était belle, le thème d'une actualité aiguë au moment où l'on tend à nous présenter les libertés personnelles, intellectuelles, publiques, démocratiques en un mot, comme un luxe désuet auquel il nous faudra progressivement renoncer pour lutter victorieusement contre les ambitions des régimes totalitaires.
Quelques jours plus tôt, le président des Etats-Unis avait pu suggérer aux directeurs des journaux de son pays de pratiquer l'autocensure sur leurs informations. Suggestion fraîchement accueillie. Mais enfin. Elle était faite.
Des activistes français séjournent dans des camps vers lesquels ils ont été dirigés sans jugement, sans procès, comme de vulgaires Nord-Africains, et aucun des hommes si prompts à signer des pétitions lorsqu'un écrivain espagnol ou hongrois est victime dans son pays d'une mesure arbitraire ne paraissait s'en émouvoir. Peut-être n'en pensaient-ils pas moins. Mais enfin. Ils se taisaient.
La défense de ces valeurs « morales et spirituelles de l'Occident », dont nous faisons à juste titre grand cas, exige-t-elle que l'on commence par les mettre sous le boisseau en attendant que les Soviétiques se reconvertissent au capitalisme, que les Chinois de Formose débarquent victorieusement leurs troupes à Pékin, que Fidel Castro devienne un loyal sujet de la General Motors, que les colonels renoncent à jouer au petit soldat et que les Congolais prient pour la santé de la reine Fabiola ?
Il n'est pas vrai, il n'est plus vrai que l'ordre et la liberté soient incompatibles et que tout continuera de se jouer éternellement entre Créon et Antigone.
L'ordre, dans les nations modernes industrielles, c'est dans, les bureaux de planification économique qu'il se crée et non dans les bureaux de police.
Il n'exclut pas le respect des libertés démocratiques qui n'est pas décadence, mais progrès. Aux autres de nous rejoindre, et non à nous de régresser. Si en même temps que reculent les frontières de la science, nous ne travaillons pas à reculer les frontières de l'Homme, nous jouons à un jeu stupide.
Je crus sentir dans l'allusion à l'invitée silencieuse de Vienne, un bon sujet d'article et je me proposai d'aborder à cette occasion un aspect particulier de la liberté, auquel j'avais été conduite depuis quelques mois à réfléchir : la liberté du journaliste.
Théoriquement, chacun est libre, en France, d'exprimer ses vues, bonnes ou mauvaises, perspicaces ou niaises,
conformistes ou révolutionnaires. Et si aucun journal ne lui accorde une tribune, rien ne lui interdit de fonder le sien. C'est ce qui s'est produit depuis la naissance de la presse. Parfois, cela tournait mal ; on saisissait « Le Figaro » à cause d'un article de Mme George Sand, on assassinait Victor Noir, on emprisonnait les fils de Victor Hugo, on exilait Rochefort, mais pour créer un nouveau journal, il suffisait que Baudelaire et deux de ses amis réunissent le contenu de leurs porte-monnaie.
La liberté du journaliste n'avait que deux limites : celle de son courage, devant les risques qu'il prenait ; et le sentiment qu'il pouvait avoir de ses responsabilités.
Aujourd'hui il s'en est ajouté en France, comme en Amérique, comme en Angleterre, une troisième : celle des fonds dont il faut disposer. La dictature de l'argent laisse cependant une marge à l'esprit d'entreprise — « L'Express » en fait la preuve.
On peut donc dire que les journalistes sont libres. A la façon de poussins libres circulant entre les pattes de renards libres.
Situation piquante. Mais réduire le thème de la liberté à un souci particulier, cela n'eût pas été convenable. Je le mis donc de côté.
Puis je fus informée d'une affreuse histoire : une femme que je connaissais s'était jetée par la fenêtre, entraînant dans la mort ses deux enfants. Elle était veuve, et elle avait perdu son emploi.
Cette femme était libre citoyenne d'un pays libre. Elle avait le droit de vote, elle pouvait pratiquer la religion de ses parents, lire le journal de son choix, se mettre en grève, se promener au Bois au lieu de se rendre à l'atelier puisqu'elle était congédiée, et crier très fort dans la rue : « Le Premier ministre est un ... ». Choisissez vous-même l'épithète.
Mais elle n'avait plus de travail, et les employeurs étaient libres, eux aussi, libres de ne pas lui en donner. Alors, au bout de quelques mois de chômage, honteuse et lasse d'avoir à vivre de charité, elle s'était tuée.
Si on lui avait dit : « Vous changerez de journal, vous n'irez plus à l'Eglise, vous n'exprimerez plus vos sentiments publiquement, en échange de quoi un emploi vous sera assuré, vos enfants seront soignés et instruits et vous toucherez une retraite décente à partir de cinquante ans », elle aurait accepté.
Personne ne lui a proposé un tel marché, et c'est bien ainsi. Aussi tragique qu'ait été son sort, il est heureusement peu courant en France et, pour qu'il devienne impensable, aucune mesure de coercition physique ou morale n'est à prendre.
Mais enfin cette femme était morte et me posait concrètement, à sa façon, le problème ambigu de la liberté.
Il fallait en sortir.
Je relus la déclaration de M. Kennedy.
« A la table de conférence, il y aura une invitée silencieuse : la liberté de l'homme. »
La liberté de l'homme ?... Comment se serait-elle égarée à Vienne ?... C'est au pluriel qu'elle peut fréquenter les conférences internationales et les réunions politiques.
Les libertés de l'homme, certes, le président des Etats-Unis est fondé à s'en proclamer l'hôte.
Mais la liberté de l'homme est affaire intérieure à l'Homme, conquête personnelle, difficile, impossible peut-être. C'est si dur d'être libre, ce qui s'appelle libre, de n'imputer ni à Dieu, ni aux astres, ni à autrui, la responsabilité de l'état où l'on est, c'est si rare de rompre des chaînes sans en chercher d'autres, de renverser des idoles sans en sécréter de nouvelles.
Vous souvenez-vous de la scène fameuse des « Frères Karamazov » où Ivan raconte à Aliocha le poème dont il a le projet ?
L'action se passe à Séville, lorsque chaque jour s'allument des bûchers à la gloire de Dieu et que
Dans de superbes autodafés
On brûlait d'affreux hérétiques.
Un visiteur silencieux traverse lentement la ville.
Son cœur est embrasé d'amour, ses yeux dégagent la lumière, la science, la force. Mystérieusement attirée, la foule se presse, s'attache à ses pas. Un aveugle recouvre la vue. Une jeune morte se lève de son cercueil : « C'est Lui, ce doit être Lui, s'écrie-t-on. Ce ne peut être que Lui ».
Passe le Cardinal Grand Inquisiteur. Il désigne le Visiteur du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Le peuple est tellement habitué à obéir que la foule s'écarte devant les sbires.
Le Visiteur est jeté au cachot. A la nuit tombée, le Grand Inquisiteur paraît, seul. Il considère longuement la Sainte Face et dit :
« C'est Toi, Toi ? Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien.
« N'as-tu pas dit bien souvent : « Je viens vous rendre libres » ? Eh « bien, tu les as vus, les hommes « libres ». Ils ne se sont jamais crus « aussi libres qu'à présent et pourtant, leur liberté, ils l'ont humblement déposée à nos pieds.
« Il n'y a rien de plus séduisant pour l'homme que le libre arbitre, « mais aussi rien de plus douloureux.
« Tu n'es pas descendu de la croix « quand on se moquait de toi et qu'on « te criait par dérision : « Descends « et nous croirons en toi ». Tu ne l'as « pas fait car tu désirais une foi qui « fût libre et non inspirée par le merveilleux.
« Tu te faisais une trop haute idée « des hommes. Ce sont des esclaves révolus : qui as-tu élevé jusqu'à toi ?
« Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l'autorité. Va-t'en. Et ne reviens plus. Plus jamais ».
La liberté de l'homme, nous savons bien qu'elle ne peut être le fruit d'une garantie institutionnelle, fût-elle donnée à la fois par M. Kennedy et par M. Krouchtchev, que c'est la plus dure des contraintes mais la seule que personne ne puisse infliger à personne.
Invitée silencieuse, pour longtemps encore, à la table du monde, elle était trop grande pour tenir dans le cadre d'un article. C'est pourquoi j'ai fini par prendre — et je m'en excuse — la liberté de renoncer à épuiser, cette semaine, le plus éternel et le plus actuel des sujets.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express