Sur les pratiques religieuses russes
Que voit-on de l'U.R.S S en dix jours? Rien et tout, parce que l'on peut dire des pays comme des êtres humains : « Méfiez-vous de la première impression. C'est la bonne. » L'étranger s'engloutit en Russie, car il ne peut se raccrocher à rien de ce qui lui est familier.
Après vous avoir raconté ce qu'elle a ressenti en découvrant Moscou, plaque tournante d'un monde gigantesque où rien ne peut raisonnablement être comparé à la France, et ses habitants illustres ou anonymes, Françoise Giroud vous emmène aujourd'hui à Zagorzk, la ville sainte.
La dernière plaisanterie à Moscou : « L'Amérique peut-elle devenir un pays socialiste ?... Oui, mais ce serait dommage »
Les chrétiens ont-ils le droit et la possibilité de pratiquer leur foi en U.R.S.S. ?
— Pourquoi pas ? Ils n'y sont pas encouragés. Ils ne sont pas élevés dans une perspective chrétienne. La pratique de la religion est tenue pour un obstacle à l'épanouissement de l'Homme Socialiste qui doit se construire sans un tel secours et se réaliser sur la terre, non au Ciel. Mais les croyants ne sont pas persécutés. Allez à Zagorzk, et vous verrez. Là encore, je ne peux dire que ce que j'ai vu. Je ne sais pas si, dans le courant de la vie, à l'égard de ses compagnons de travail, de cellule, le chrétien ose afficher sa foi, s'il se ressent ridiculisé, brimé, rebelle ou mauvais citoyen, s'il prend des risques.
Mais à Zagorzk, ville sainte, qui abrite une Académie de 300 prêtres orthodoxes, et qui se trouve à 80 kilomètres environ de la capitale, le spectacle est saisissant.
C'est une grande bourgade que l'on atteint par une route verglacée, où les voitures particulières sont rarissimes, tandis que les camions défilent à une cadence accélérée.
Bordant la route, de vieilles maisonnettes de bois toutes de guingois, antenne sur le toit, fenêtres bizarrement encadrées de dentelles de bois rosés, bleues, vertes, de style rococo ou Directoire. Et s'étalant à l'infini, la neige, d'où percent des forêts de bouleaux, minces et frileux dans leur étui d'écorce argentée.
Tout à coup, c'est la vieille Russie, et bientôt la sainte Russie. Et comme on se sent loin de Moscou...
Les loups dévorent la viande ...et s'endorment
Le chauffeur affirme qu'en poussant... un peu... nous rencontrerions des loups, et même des ours. Pour capturer les loups, des morceaux de viande sont dispersés dans les forêts. Les loups les dévorent - et - s'endorment, parce que la viande contient un puissant soporifique. Il ne reste plus qu'à les saisir, tout éberlués.
Pas de loups en vue avant Zagorzk, pas d'humains non plus, sinon un gendarme en armes qui contrôle les papiers de la voiture. La neige, encore la neige, toujours la neige... Et puis, soudain, une débauche de clochers, de coupoles d'or, d'antiques églises aux couleurs exubérantes, fastueusement orientales.
Aussi longtemps que l'on regarde, de l'extérieur, c'est le pittoresque, qui frappe et qui retient. On se sent touriste en visite, curieux de fresques, d'icônes et de bas-reliefs.
Des visages extasiés
Et puis, on entre dans l'une ou l'autre de ces églises et alors... Alors, on se souvient de ce que peut être la ferveur. Jamais, dans aucune église du monde, je n'ai vu une foule de fidèles prier ainsi, s'engloutir ainsi dans la prière, se frapper la poitrine, multipliant les signes de croix selon le rite orthodoxe, de droite à gauche — s'agenouillant longuement sur les dalles jusqu'à faire corps avec elles, avec un ... sourd qui se transforme parfois en un chant tragique montant dans la pénombre.
Les ors des murs et des objets rituels (mais il n'y a pas de crucifix, de représentation du Christ en croix dans la religion orthodoxe si j'ai bien compris) luisent doucement à la lueur des cierges. Vieux visages burinés, cernés d'un fichu de laine sombre, se relevant parfois, extasiés, puis replongeant, épaules courbées sous les rudes vêtements, prêtres maigres, livides, à la longue chevelure tombant sur les épaules, luxe fabuleux du cadre, misère des hommes... Ah! oui, la Russie, celle-là comme celle des usines, c'est ailleurs.
Il y a quelques hommes jeunes et quelques femmes jeunes dans la foule. Mais ils restent debout et extériorisent moins leurs sentiments.
Tout le long du jour, les services succéderont aux services et les fidèles aux fidèles.
Des regards hostiles
Quand nous passons dans les travées, des regards hostiles nous accompagnent. Nous sommes entrés par la mauvaise porte, nous ne connaissons pas les rites observés ici, nous ne parvenons pas à situer l'autel et même ceux d'entre nous qui voudraient participer à cette prière se conduisent de telle sorte qu'ils choquent.
Et puis, alors qu'à Moscou personne ne nous a jamais rémarqués, mes compagnons de voyage et moi, et que nous nous sommes aisément fondus dans la foule, ici nos vêtements, notre allure, tout nous désigne étrangers.
Dehors, des Allemands photographient minutieusement. Allemands de l'Est ? De l'Ouest ? De l'Ouest, car en dépit des tensions politiques, il y a plus de trente missions techniques qui ont circulé en U.R.S.S. Beaucoup plus que de missions techniques françaises, m'a-t-on dit.
Un prêtre s'approche et propose, en anglais, de nous montrer le tombeau de Boris Godounov, le tsar du XVe siècle qui a inspiré l'opéra de Moussorgsky, de nous ouvrir les portes d'autres églises.
Un mariage bizarre
Celui-là a les cheveux courts, son habit est net, sa mine avenante. Il raconte qu'il a voulu apprendre l'anglais pour être en mesure d'aider les étrangers dans leur visite de Zagorzk. De quoi vit l'Eglise, en U.R.S.S. ? De la vente des cierges. Pas de quoi vivre grassement, certes. Les séminaires sont-ils nombreux ? Non. Et les fidèles ? Ici, il y en a toujours.
En partant, nous passons par son bureau. Machine à écrire, ordre, confort courant. Et dehors, sur la place, le buste de Lénine. Que tout cela est donc déroutant, singulier. Il faudrait s'enfoncer dans la campagne, entrer partout, interroger, pour savoir quelles racines la religion pousse encore dans le cœur du peuple russe, si l'esprit religieux s'est dissipé, — avec quelques ilots de résistance — ou s'il reste sous-jacent, ou s'il a opéré une sorte de mariage bizarre avec la religion du socialisme.
Et encore... Imaginez un journaliste qui se promenerait dans la campagne française, et qui essaierait d'entrer partout, de bavarder, d'interroger sur de pareils sujets. Quelles confidences pourrait-il arracher, que pourrait-il savoir qui aille au-delà de l'anecdote isolée, sans signification ? Mieux vaut vraiment dire : voilà ce que j'ai vu, je ne peux pas en dire plus, je ne sais pas. Et, sans doute, personne ne sait.
Sur un autre plan, comment faut-il interpréter l'attitude de ce jeune homme qui, rue Gorki, abordé un touriste reconnaissable à son manteau poilu et lui demande en anglais:
— Vous ne voulez pas me vendre un de vos costumes, votre chemise ? J'aime tellement les vêtements italiens...
Le poids de la police
Et cet autre, au visage de voyou, qui propose d'acheter ou de vendre des dollars...
En un sens, cela rassure. Il y en a donc qui passent à travers tous les systèmes. Comme cela rassure d'apprendre par un journal que le personnel de tel restaurant a été arrêté et mis en prison parce qu'il trafiquait sur la vodka et le caviar. Un pays sans quelques gredins avoués, c'est un pays qui ment.
Comme cela rassure d'entendre la plaisanterie suivante qui court a Moscou :
— Vous croyez que l'Amérique pourrait devenir un pays socialiste ?
— Oui, sûrement... (un temps). Sûrement, mais ce serait dommage !
Un pays sans humour, fût-ce à ses propres dépens, est un pays qui a peur.
Quelques moutons noirs et un peu d'humour n'ont pas témoigné, à mes yeux, contre la société soviétique. Mais chacun est libre d'en penser autrement.
Quant à la police... Son poids n'est pas sensible, à aucun moment. Les conversations, les déplacements en ville, les visites chez les uns et les autres s'effectuent dans la plus grande liberté. Du moins l'éprouve-t-on ainsi. Et le vieux monsieur tout gentil qui, m'entendant parler dans l'autobus, m'a dit :
— Vous êtes Française ? Ah ! que c'est beau Paris ! J'y ai fait mes études, il y a longtemps, longtemps. Je m'appelle Untel. Je suis architecte...
Ce vieux monsieur n'était ni un provocateur ni un homme apeuré.
Bien sûr, je donnerais ma tête à couper que l'homme gris, installé presque en permanence dans le hall de l'hôtel, n'était pas un désœuvré, mais ce qu'on appelle dans tous les pays du monde : un indicateur. Ce qu'il indique : Mystère.
Dans un hôtel de Londres ou de New York, je n'aurais sans doute pas noté sa présence. Ce qui ne signifie pas qu'il en aurait été absent, mais que les idées reçues, justes ou pas aujourd'hui, sont fortes, et que l'étranger qui voit une émanation de la police à Londres ou à New York ne pense pas la même chose qu'à Moscou.