Critique cinématographique de la « Dolce Vita » de Fellini
N'avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! Où est allé Dieu ? Nous l'avons tué vous et moi. Qu'avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ?...
L'exhortation fameuse de Nietzsche pourrait figurer en exergue du nouveau film de Federico Fellini, « La Dolce Vita », peinture de la « belle vie » offerte simultanément cette semaine au public de Cannes et aux spectateurs parisiens, où le réalisateur de « La Strada », des « Vitelloni » et des « Nuits de Cabiria » observe avec une infinie pitié la misère morale des grands et des petits débauchés.
Il ne raconte pas une histoire. Il dévide, en suivant un journaliste dans ses activités, une chronique romaine dont les épisodes, pour la plupart authentiques, s'enroulent successivement autour d'une vedette internationale, d'une jeune femme de l'aristocratie, d'un grand écrivain, de la petite amie du journaliste, femelle abusive, de son père qui, lui aussi, veut un soir mener « la belle vie » et de deux enfants miraculés, pour finir à l'aube sur la plage où échouent les épaves d'une nuit de fête.
Dans l'ordre cinématographique, la « Dolce Vita » est un monument, l'œuvre violente et pure d'un homme de foi qui ne peut manquer d'atteindre au cœur tous ceux qui possèdent ce sixième sens : le sens du péché.
Quant à ceux qui seraient tentés d'objecter à Fellini : « La débauche, la dépravation, la corruption de l'âme par la chair, ne sont le fait que d'un très petit nombre. Vos aristocrates, vos stars, vos filles à plaisir, vos détraqués, ce public des boîtes de nuit, dont vous décrivez avec une si terrible précision la quête nocturne et laborieuse de l'oubli de soi dans l'exacerbation des sens, qu'est-ce que cela représente dans une société ? Et que faites-vous de ceux qui, fussent-ils impies, ont trouvé des raisons de vivre et mettent de la santé dans leurs plaisirs ?
Et que faites-vous de ceux qui vivent leur religion ? », à ces objecteurs-là, Fellini assène trois réponses : d'abord deux épisodes de « La Dolce Vita », l'un dédié aux intellectuels, l'autre aux dévots.
L'intellectuel, écrivain accompli, entouré, sensible à toutes les formes de l'art, à toutes les beautés de la nature, créateur harmonieux d'un foyer harmonieux, aboutit à la destruction de lui-même après avoir ôté la vie, cette vie sans signification, à ses propres enfants. L'impiété, c'est le vide.
Les dévots, troupeau pitoyable, s'agglutinent par milliers dans l'attente d'un miracle derrière deux marmots sournois qui prétendent avoir « vu la Madone ». Cette piété-là, c'est l'hystérie.
Enfin, à l'usage de tous, les photographes de presse, escadrille de corbeaux qui traversent le film de part en part, tourbillonnant sur tout ce qui pue, sont, n'en doutez pas, notre œil, notre représentation, la lorgnette par laquelle, dissimulés derrière nos magazines, nous humons la pourriture et nous en délectons.
Alors quoi ? Il ne reste rien ? A voir ce film, on est parfois tenté d'admettre que « la décision chrétienne de trouver le monde laid et méchant a rendu le monde laid et méchant ». Et que tout l'amour de Dieu-Fellini pour ses créatures ne saurait en sauver une qui ne se fût sauvée elle-même. Mais c'est là un débat qui n'a pas sa place dans ce cadre.
L'art et la sincérité du réalisateur, la perfection presque douloureuse de ses moindres notations sonores ou visuelles en marge du récit — ici le visage monstrueux d'une vieille femme maquillée qui danse ; là, la silhouette blanche d'un maître d'hôtel outragé ; ailleurs, ce ballet de voitures klaxonnant sous la pluie, cette statue du Christ voguant, balancée par un hélicoptère, dans le ciel de Rome, cette somptueuse chevelure blonde s'échappant du chapeau de prêtre dont la vedette s'est coiffée — l'accumulation, parfois longue d'ailleurs, de détails et de chocs que trois visions du film ne suffiraient pas à recenser, le mystère des interprètes, cent fois vus ailleurs, mais qu'une
flamme secrète transfigure ici, font une grande œuvre lyrique de « La Dolce Vita ».
Que l'Italie s'en soit émue au point de voir en Fellini le traître qui livre les secrets de famille, on peut le comprendre. Mais au public français, que révélera-t-il de ceux qui mènent ici la « belle vie » ?
Il y a, bien sûr, le petit nombre de ceux qui l'ont vécue ou frôlée un moment et qui pourront jouer à s'y reconnaître, à se nier... ou à s'installer en Italie. Une poignée d'hommes et de femmes. Rien.
Il y a ceux — et surtout celles — auxquels un tel reportage arrachera leur droit au rêve en leur disant : « La belle vie, voilà ce que c'est. La carotte qu'on agite devant les ânes que nous sommes, voilà à quoi cela ressemble. L'argent, trop d'argent, celui que l'on a ou celui que l'on veut, voilà comment cela corrompt. »
Il y a enfin ceux dont nous sommes, qui se sont dit : « Et en France ? Qu'est-ce que « La Dolce Vita », qu'est-ce que la belle vie ? Qui la mène et pourquoi ? Sont-ils nombreux ? Plus sains ou plus infectés, plus heureux ou plus misérables que nos voisins ? Nous qui n'avons pratiquement plus d'aristocratie et des milieux — même à l'intérieur du royaume de l'argent — beaucoup plus diversifiés qu'en Italie, nous qui ne vivons pas dans l'ombre du Vatican, quel monde du plaisir et du désespoir avons-nous sécrété ? »
C'est pour répondre à cette question que Jean Cau est entré, depuis trois mois, dans les ordres, les ordres de « La Belle Vie ».
Informés par Fellini de ce qu'il advient des journalistes qui s'y engluent, nous avons choisi un investigateur solide. Solide, pourquoi ? Ses raisons, sans doute, sont de tout autre nature que celles qui tiennent Fellini, tout ruisselant de miséricorde, au-dessus de ses frères damnés. C'est à lui qu'il appartient de les donner s'il le juge bon. Son reportage commence aujourd'hui.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Cinéma