Reproduit l'article d'un éditorialiste de politique étrangère, paru dans le New York Herald Tribune, en guise d'hommage
Un nouvel éditorialiste de politique étrangère vient de faire ses débuts au « New York Herald Tribune », auprès de MM. Walter Lippmann et Joseph Alsop. Je ne saurais mieux le saluer qu'en reproduisant ici l'article qu'il a consacré au délicat problème des relations internationales. Voici le point de vue d'Art Buchwald :
Nous avons emmené, l'autre soir, notre fils au cinéma. Le film s'appelait « La bataille de la mer de Corail » et, comparé à d'autres films de guerre, il était détestable. Il y était question d'un sous-marin américain dont l'équipage est capturé par les Japonais et envoyé dans un camp de prisonniers.
A la sortie, nous sommes allés boire un verre à la terrasse d'un café. Notre fils était silencieux, le film lui ayant fait une profonde impression.
Au bout d'un moment, il a dit :
— Les Japonais devaient être des gens très méchants pour faire des choses pareilles aux Américains.
— Oui, avons-nous répondu, mais ils ne sont plus méchants maintenant.
— Pourquoi ?
— Parce qu'ils ne font plus des choses pareilles. Notre fils a médité quelques instants sur cette
réponse, puis il a repris :
—- Alors, pourquoi les faisaient-ils autrefois ?
— Sans doute ne savaient-ils pas que c'étaient de mauvaises actions. Ils devaient penser qu'elles étaient bonnes.
— Pourquoi personne ne le leur a-t-il dit ?
— Nous avons essayé, mais ils n'ont pas voulu nous écouter.
— Tu te souviens de ce film de guerre que nous avons vu il y a quelques semaines ? Celui sur les Allemands qui battaient les gens et les enfants dans un camp de prisonniers ?
— Oui.
— Alors les Allemands sont des gens méchants ?
- Non. Ils étaient méchants. Maintenant, ils sont
bons.
— Est-ce que ce sont des gens différents ?
— Non. Ce sont les mêmes. En tout cas, beaucoup sont les mêmes. Tu comprends, quand on a fait la guerre à des gens, on ne peut pas rester fâché avec eux une fois qu'elle est terminée. Il faut oublier ce que les méchants ont fait pendant la guerre parce que, sinon, il y aurait une autre guerre.
— Mais dans les films, ils sont encore méchants ?
— Oui. C'est pour nous rappeler que c'étaient des gens méchants, mais il faut aussi l'oublier.
Notre fils a posé sur nous un regard vide.
— Est-ce que tu as tué des Russes pendant la guerre ? a-t-il repris quelques minutes plus tard.
— Non, parce que, pendant la guerre, les Russes étaient bons. Ils se battaient contre les Allemands avec les Anglais et les Américains.
— Mais s'ils étaient bons pendant la guerre et tuaient les méchants, pourquoi sont-ils méchants aujourd'hui ?
— Ce ne sont pas des gens méchants. La plupart des Russes sont bons. Mais nous ne sommes pas d'accord sur ce que leurs chefs disent et veulent faire. Et ils ne sont pas d'accord avec nous. C'est pour ça que nous avons des difficultés en Allemagne.
— Avec les méchants Allemands ?
— Non. Avec les bons. Les méchants Allemands veulent chasser les bons de Berlin.
— Il y a donc encore de méchants Allemands ?
— Oui. Mais il y a aussi de bons Allemands. Tu comprends, après la guerre, le pays a été partagé. Les Russes en ont occupé une moitié et nous l'autre.
— Pourquoi les Russes n'ont-ils pas tué les méchants Allemands, s'ils étaient méchants ?
— Les Russes ne pensent pas que leurs Allemands sont méchants. Ils les trouvent très bons. Ce sont nos Allemands qu'ils trouvent méchants. Nous, nous pensons que leurs Allemands, en tout cas les chefs de leurs Allemands, sont méchants, et que nos Allemands sont bons. Tu comprends ?
— Non, a-t-il dit.
Nous nous sommes fâchés :
— Eh bien ! ça n'a aucune importance, que tu comprennes ou non. Tout le monde comprend ça parfaitement. Je n'ai jamais vu un gosse poser des questions aussi stupides.
Un gosse, non, en effet. Mais un adulte...