La lettre de ''L'Express''

Sur divers interdictions d'émissions par le ministre de l'Information, M. Terrenoire.
Que se passe-t-il au ministère de l'Information ? Qui a peur de quoi ? D'où viennent les consignes ? Et y a-t-il des consignes ? Lesquelles ?
Quatre incidents en moins de quinze jours justifient que l'on se demande ce qui l'emporte de la pagaïe, de la désinvolture ou de la couardise. Encore ces trois hypothèses sont-elles également optimistes.
Le 3 mars, dans le cadre de l'émission animée par M. Jacques Donot, un débat sur la bombe atomique française est annoncé, avec la participation de divers journalistes étrangers.
M. Chavanon, directeur général de la K.T.F., et M. Thibault, directeur des informations et de l'actualité télévisées, en ont pris personnellement connaissance et l'ont approuvée.
Une demi-heure avant la diffusion publique, l'émission est interdite. Ordre de M. Terrenoire, ministre de l'Information.
Le 8 mars, une séquence de « Cinq colonnes à la une » consacrée à des interviews réalisées parmi des officiers et des soldats d'Algérie est annoncée. Le ministre des Armées, M. Messmer, et un représentant de l'Elysée en ont pris personnellement connaissance et l'ont approuvée.
Le 4, en l'absence du ministre, un membre de son cabinet interdit l'émission. Il faut attendre le retour de M. Messmer pour qu'une projection différée soit diffusée.
Le 9 mars, un portrait en images de M. Krouchtchev, préparé par Frédéric Rossif et commenté par Serge Groussard, est annoncé. Un dangereux révolutionnaire participe à l'émission, M. Marcel Boussac.
La diffusion est d'abord ajournée au 13. Ordre de M. Terrenoire, ministre de l'Information, qui exige des coupures. Serge Groussard se montre compréhensif, mais dans les limites de la bonne foi. Le 13, les téléspectateurs attendent en vain. L'émission n'a pas lieu.
Le 17 mars, une discussion et des documents sur « Le malaise agricole » sont prévus au programme. Des représentants des syndicats et des jeunesses agricoles, un député U.N.R. y participent. Le ministre de l'Agriculture interviendra à la fin, en « direct ».
L'émission est en cours de montage. Personne n'en connaît encore l'exact déroulement. Le 15, elle est « ajournée ». Ordre de M. Terrenoire, ministre de l'Information.
celui-ci est-il au courant ? C'est possible. Ce n'est pas certain, car, dans ce qui tient lieu de gouvernement, les ordres ont une curieuse propension à se répercuter de bas en haut et non de haut en bas. Interprétation originale de l'organisation démocratique.
Cependant, nombreux sont ceux qui, dans l'attitude du ministre théoriquement responsable de la Télévision, croient déceler une excessive fidélité à l'étymologie.
« Information » selon Littré : du latin informationem qui signifie action de former, de façonner.
Mais non. Ils sont en avance sur l'événement. On ne forme bien que de la pâte molle. Informer, ce sera pour plus tard. Il faut d'abord désinformer, désapprendre à voir, à savoir, à entendre, à comprendre.
L'Algérie ? Un petit problème. La bombe ? Un petit détail. M. Krouchtchev ? Un petit monsieur. Le malaise agricole ? Un petit incident.
Téléspectateurs, ne vous inquiétez pas. Papa est là, Papa s'en occupe. On vous demande simplement de ne pas faire de bruit pendant qu'il travaille. Ouvrez votre poste et soyez bien sages : M. Terrenoire va vous montrer des images.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express