La lettre de ''L'Express''

Critique cinématographique du « dernier rivage », film américain
Un homme s'est trompé et la guerre atomique a éclaté. Les radiations ont détruit la vie sur toute la surface de la terre. Seule l'Australie a été épargnée. Mais pour quelques mois seulement, puisque le vent rabat sur ses côtes les poussières mortelles.
Vous vous trouvez dans la zone où la vie demeure et vous savez que vous allez mourir. Qu'éprouvez-vous ? Que faites-vous ?
Vous ressentez-vous coupable ou victime ? Endormirez-vous vos propres enfants de leur dernier sommeil pour leur éviter d'ultimes et atroces souffrances, ou vous obstinerez-vous dans l'espoir ? Brûlerez-vous la chandelle par les deux bouts ou vous préparerez-vous au jugement dernier ?
Tel est l'étrange thème de méditation qu'un film américain, « Le Dernier Rivage », propose « pour les fêtes » aux spectateurs du monde entier, puisque le film est projeté simultanément à Paris, New York, Moscou, Londres, Berlin, Rome, Washington, Tokyo, Stockholm, etc.
Ce sont des hommes et des femmes hagards, assommés, investis par une angoisse que la reprise de contact avec la réalité ne dissipe pas, au contraire, qui émergent des salles où ils abordent à ce « dernier rivage ».
Inutile de se dissimuler que l'impression produite vient de ce qu'il n'est pas totalement reçu comme une anticipation. Nous nous sentons tous, en un sens, ces personnages vivants, qui aiment, qui travaillent, qui dansent, qui rient, qui pleurent, qui élèvent leurs enfants et qui savent : le vent peut, demain, être vent de mort.
L'événement est situé en 1964. Pourquoi pas ?... Nous n'avons donc pas trop de temps pour y penser. Ou bien faut-il au contraire ne pas y penser ?
Première question. Les autres s'articulent à la suite ou se bousculent, selon la forme d'esprit du spectateur.
Une telle « erreur » est-elle possible ? Oui. Non. Est-ce oui ou non ? Personne ne semble en mesure de donner une réponse convaincante à ce menu problème.
D'ailleurs, que m'importe l'extinction plus ou moins proche de la race humaine si, en ces jours de décembre, j'ai une dette criarde, une vive douleur physique ou quelque grave souci au sujet d'une personne chère ?
Oui, mais. Combien dérisoires une dette, une douleur ou un chagrin si je suis au bord du gouffre où je vais m'engloutir...
Propos stupide. Le gouffre est en tout cas au bout du chemin. Un peu plus proche, un peu moins proche... Par atomisation ou par usure des artères...
Oui, mais. Le propre de l'homme libre est de ne point recevoir sa mort de la main des autres, et que nul ne puisse en faire peser sur lui la menace. La bombe, c'est le viol. Pire, le viol de toute l'humanité en même temps que son anéantissement. Si j'en accepte le principe, j'en suis, à ma place, responsable. Que fais-je pour m'y opposer ? Il n'est pas de vie qui ne marque sa trace sur la terre. Sous prétexte qu'il pourrait n'y avoir plus de terre, vais-je me mettre à vivre en pointillé ?
Bon. Faire. Faire quoi ? Des sermons : « Il est plus tard que vous ne croyez, mes frères... » ? Ou des surprise-parties : « Le temps qui nous reste est si court, usons-le à l'oublier » ? Nous habitons la France, c'est-à- dire, en ce qui concerne ce débat, une province du monde. Et l'affaire se réglera, en toute hypothèse, entre capitales.
Oui, mais.
Mais en rentrant, il n'est pas interdit de lire le dernier numéro de la revue « Esprit ». Il contient les lettres d'un officier de vingt-six ans, Jean Le Meur, Breton, catholique, condamné, en juin dernier, à deux ans de prison pour « refus délibéré de servir en Algérie dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre ». Comme cela lui a été dur...
« Tu prieras un peu, s'il vous plaît, écrit-il à un ami, pour ton petit paysan qui a peur de tout ça, qui voudrait des soucis à sa mesure et vivre gentiment dans ses habits de tous les jours. »
Qu'il est donc douloureux ce dialogue d'un jeune homme avec sa conscience... Oui, mais. A l'heure du « dernier rivage », la conscience, c'est ce qui nous reste.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express