À partir du débat à l'Assemblée sur l'alcoolisme, dénonce le fonctionnement de la Vème République où le Président est tout puissant.
Les enfants ensevelis dans leur linceul de boue, que ne ferait-on pour leur rendre vie ? Ces familles disloquées, mutilées, que ne ferait-on pour leur épargner du moins la détresse physique puisque l'autre, nous sommes impuissants à la soulager...
Quatre cents morts, et les plus endurcis se sont sentis atteints, solidaires.
Dans le même temps, des hommes qui ne sont pas des brutes, des hommes qui se sont peut-être individuellement dévoués cette semaine pour les survivants de Fréjus, ont, tranquillement, fait tout ce qui était en leur pouvoir pour fabriquer mieux que des enfants morts : des enfants idiots, des enfants alcooliques.
Oui. C'est ainsi. Le privilège des bouilleurs de cru, retiré par le gouvernement de M. Pierre Mendès France, le 13 décembre 1954, à tous ceux dont l'agriculture ne constitue pas l'activité principale (ils sont 800.000) leur a été galamment restitué par le premier gouvernement de la Ve République.
Pour que le décret Mendès France soit appliqué, il suffisait que l'actuel gouvernement s'abstienne de proposer à l'agrément du Parlement une nouvelle loi. Il a choisi, pour combattre l'alcoolisme, une autre voie. On verra, en lisant l'enquête de Michel Bosquet, le résultat pratique de l'opération.
Le débat fut digne en tous points de la Quatrième.
M. François Grussenmeyer, ueputé U.N.R. du Bas-Rhin, se refusa à « vexer nos vaillants ouvriers petits propriétaires » !
M. Louis Briot, député U.N.R. de l'Aube, s'écria :
« Allons-nous continuer de voir discréditer les productions françaises alors qu'on en importe d'ailleurs ? » et s'attendrit sur le sort des bouilleurs sacrifiés alors qu'ils défendaient le sol sacré de la patrie en Algérie.
M. Roland Boudet, député U.N.R. de l'Orne, déclara :
« Est-il bien nécessaire, je vous le demande, en ces temps où les droits de l'homme sont dans certains pays tellement réduits, de commencer chez nous, en France, à supprimer une des pierres de cet édifice ? Mon grand-père avait ce droit. Mon père l'a. Vous direz tout à l'heure si je l'aurai moi aussi, c'est-à-dire si je serai un citoyen à part entière ou à part diminuée » !
M. Leroy-Ladurie, député indépendant du Calvados, répondit à M. Paul Reynaud, lorsque celui-ci remarqua que, dans les cinq années qui ont suivi la guerre, le nombre d'aliénés a doublé dans le Calvados : « Je trouve inadmissible qu'on insulte un département comme le Calvados qui a été durement sinistré » !
M. Paul Reynaud persiste. Il s'obstine à dire ce que personne ne veut entendre. Que « sur le plan de l'alcoolisme, la France est à la tête des nations »..., que « cette tare nationale fait peser sur des finances publiques obérées une charge écrasante »... que « réduire l'alcoolisme en France est un problème beaucoup plus important que celui de savoir dans combien d'années nous posséderons la bombe H... »
Il est accueilli par des sarcasmes et des « mouvements divers ».
M. Claudius-Petit, député de la Loire
(Entente Démocratique), lui succède. Il est impitoyable. Pour montrer, dit-il, « jusqu'où l'alcool peut rabaisser les hommes », il cite la lettre suivante :
« Monsieur le député, nous attirons votre attention sur le problème des bouilleurs de cru. N'étant pas d'accord avec les projets ministériels, nous maintenons fermement notre position pour le maintien de nos privilèges et la réinscription des jeunes récoltants. Nous espérons : que vous expliquerez notre situation aux élus d'Algérie car les fils de bouilleurs de cru maintiennent l'ordre en Algérie...
« P.S. — il y a 400 bouilleurs dans cette commune. »
Et M. Claudius-Petit de s'écrier : « Ce n'est pas possible ! La France, ce n'est pas cela !... De partout, les jeunes hurlent, que ce n'est pas cela !... Il est impossible que la France se prépare si mal à l'extraordinaire confrontation avec le monde communiste, et cette coexistence inévitable où les qualités seules prévaudront. Ecoutons l'avertissement du vieux Vandervelde : « Ceux-là seuls seront dignes de gouverner le monde qui auront appris à se maîtriser eux-mêmes... » sous peine d'entendre un jour la forte voix de M. Krouchtchev nous arracher à la torpeur de nos vieilles habitudes ».
Comment lui répond-on ? Le « Journal officiel » note : vives exclamations sur de nombreux bancs. M. de Lacoste-Lareymondie (Ind.) : « A la porte Krouchtchev ! »
M. Pierre Weber (Ind.) : « Je souhaite que sans référence à des textes tendancieux ou d'importation, car nous n'avons pas de leçons à recevoir, et surtout sur ce plan, de ce pays-là, nous trouvions une solution heureuse et française au problème de l'alcoolisme ! »
Pénible ?... Certes. Mais le camouflage patriotique mis à part, aussi indécent soit-il lorsqu'il s'agit précisément d'aller contre les intérêts les plus évidents de l'ensemble de la nation, ces messieurs ont dit ce que les plus puissants de leurs électeurs exigeaient d'entendre. Et il en serait de même, la comédie en moins, dans n'importe quel pays.
Le député que l'électeur envoie à l'Assemblée, pourquoi le choisirait-il sinon pour que ses intérêts soient défendus et ses opinions soutenues ? Et qu'est-ce qu'une Assemblée sinon le miroir d'un pays, et le lieu d'affrontement de tous les intérêts divergents, de toutes les doctrines, de tous les idéaux ?
Il n'y a là rien de scandaleux, à l'exception du vocabulaire sous lequel se déguisent les orateurs, seulement la libre expression de tous les groupes qui composent un pays et dont les sentiments sont humains, c'est-à-dire complexes et parfois contradictoires.
Mais le système parlementaire suppose l'existence d'un gouvernement.
On s'aperçut, à l'occasion de ce débat, que décidément il n'y en avait pas. Sinon, armé de prérogatives dont ne bénéficièrent jamais ses prédécesseurs, nul doute qu'il se fût manifesté pour remplir son rôle. Ayant déterminé où se situait selon lui l'intérêt national, il eût mis son existence en jeu pour imposer le respect de cet intérêt. Et chacun de ses opposants aurait eu à prendre, aux yeux du pays, ses responsabilités. N'est-ce point quelque chose comme ça, la Démocratie ? Rien de tel ne s'est produit.
Curieux. Les 150 députés communistes qui « bloquaient le système » ont disparu. Les coalitions de hasard qui renversaient les Présidents du Conseil hagards ou leur liaient les mains sont irréalisables. Les interpellations sur des sujets non agréés sont interdites. Et sitôt qu'il s'agit d'aborder l'un des problèmes de fond que la IVe République semblait impuissante à résoudre, tout se passe comme s'il n'y avait rien de changé. De ces problèmes, quel est celui qui a reçu un commencement de solution ?
Le Nouveau Régime est constitué de telle sorte que :
— Le président de la République ne gouverne pas. En théorie, il décide souverainement, et sans avoir à en référer à quiconque, des affaires nobles : diplomatie, Algérie, Communauté. Le reste ne l'intéresse pas. En pratique, il ordonne lorsqu'il est assuré d'être obéi. Le cas ne semble pas encore s'être présenté ;
— Le premier ministre ne gouverne pas. Il fait office d'édredon entre le président de la République, que les clameurs du Parlement indisposent, et le Parlement, que le mépris du président de la République irrite. A tort puisque ce mépris est constitutionnel et que la Constitution, les députés l'ont en majorité votée ;
— Le Parlement ne gouverne pas: il sert d'ëxutoire à ceux qui ne peuvent intervenir dans les affaires publiques que dans la mesure où celles-ci sont jugées vulgaires. Ainsi de l'alcoolisme, et demain de l'école libre.
Aussi n'est-il point surprenant qu'entre la IVe République et la Ve il y ait parfois une inquiétante similitude dans les résultats, sinon dans les moyens.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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