Inflation des prix dont les femmes sont les premières à avoir pris conscience
Il y a deux catégories de femmes. Celles qui ont pu se permettre ce mois-ci de dire à leur mari : « Je n'y arrive plus... Il faudra que tu me donnes plus d'argent pour la maison ». Et celles, infiniment plus nombreuses, qui ont dû compenser par l'élasticité de l'estomac la non-élasticité de leur budget.
Que M. le Premier Ministre prenne donc la peine de vérifier ce qui se passe chez lui. Si on ne lui a pas réduit sa ration de beurre, de sucre et de lait — ou de thé — au petit déjeuner, si, contrevenant aux injonctions de M. Drugbert, Mme Debré ne nourrit pas sa famille de macreuse hachée accompagnée de nouilles à l'eau, mais de filet et de cuisine au beurre, on dépense aujourd'hui chez lui 50.000 francs là où l'on en dépensait 45.000 il y a six mois et 40.000 il y a un an.
Les Français salariés feraient-ils eux-mêmes leur marché depuis un an, ils seraient en train d'arracher les pavés pour les jeter à la tête du Premier Ministre.
Mais la chance des gouvernements veut que les hommes ne soient jamais confrontés physiquement, provoqués, harcelés, usés par la lutte quotidienne contre la hausse des prix. Il faut qu'ils soient atteints dans leur travail, que le chômage menace ou sévisse pour que leur révolte passe des mots dans les actes.
Jusqu'à ce qu'ils en voient concrètement les conséquences dans leur assiette — et l'humble génie des femmes consiste précisément à reculer le plus possible ce moment — les prix alimentaires demeurent pour eux matière abstraite. Un kilo de beurre, un kilo de sucre, un litre de lait, un kilo de bifteck, en sauraient-ils exactement le prix qu'ils ne le traduiraient pas en « unités-repas ».
Ils ne manqueront pas d'en avoir une idée si l'on adopte chez eux ces indécents « conseils aux ménagères » qui nous sont cette semaine prodigués. Cette « Opération Jumelles » sur le front de la boucherie, ce n'est pas le plus grave, mais c'est peut-être le plus irritant.
Les Françaises de toutes origines savent, dans leur immense majorité, tenir un ménage et n'ont pas attendu M. Drugbert pour apprécier les prix comparés de la bonne grillade, hachée ou non, et du mauvais hachis « reconstitué » ou non ! Celles qui l'ignorent encore, parce qu'elles sont jeunettes, il n'est certes pas mauvais de les en informer. Mais de là à nous faire croire que, brusquement, illuminées par les révélations du Syndicat de la Boucherie, elles modifieront à la fois les facultés gustatives de leur mari et l'état du marché de la viande pour le présent et l'avenir, de qui se moque-t-on ? De personne, il est vrai. Car personne n'est plus dupe, depuis longtemps, de ces procédés dérisoires.
Lors de la dévaluation, le général de Gaulle déclara, en termes clairs : « Nous sommes résolus à empêcher la montée des prix afin que le niveau de vie ne subisse pas de diminution ».
Cette promesse n'ayant pas été tenue, force est donc bien de constater que le niveau de vie a baissé.
Nous subissons le contrecoup d'une « calamité nationale », la sécheresse, a déclaré M. Debré. Soit. Et il est normal, sinon plaisant, que l'on demande aux salariés d'en prendre leur part.
Mais qui d'autre la prend ?
Le sucre vient d'augmenter de 5 francs par kilo. C'est la troisième hausse (8 francs en octobre, 2 francs en mars) qu'il subit depuis un an. Pourquoi ? Les betteraviers ont reçu 8 milliards de « primes de calamité ». Il faut bien, n'est-ce pas, que quelqu'un les paye.
Faute de foin (que nous avons imprudemment vendu à l'étranger pour exporter à tout prix, comme si la sécheresse devait affecter tous les pays acheteurs sauf la France), les vaches manquent de lait et nous manquons de beurre. Le voici bloqué à 1.024 francs le kilo, c'est-à-dire au plus haut cours, celui qui avalise en fait les hausses spéculatives intervenues sur ce produit.
Ces spéculations, il faut bien que quelqu'un en fasse les frais.
La viande aurait dû baisser, à la suite des abattages prématurés provoqués par la sécheresse, et elle a baissé chez le fermier. Pas chez le boucher. Où a-t-on vu qu'un gouvernement s'attaque aux puissants intermédiaires professionnels qui tiennent le marché ? Ces abattages entraîneront, en février, une hausse à la production évaluée aujourd'hui à 20 %. Et il faudra bien, n'est-ce pas, que quelqu'un la paye.
En d'autres termes, à la guerre des prix, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer.
Les spécialistes suggèrent certaines mesures anti-hausses, telles que l'importation de céréales secondaires américaines, et leur attribution, à prix coûtant, aux éleveurs ; la diminution des impôts indirects payés par le consommateur (30 % sur le sucre et le café, 29 % sur les pommes de terre, 25 % sur le poisson, etc.). Mais qui comblerait le trou ainsi créé dans les finances publiques ? N'en doutez pas : les salariés.
Comme le dit une vieille dame fort distinguée, appartenant à la meilleure société : « Je ne comprends pas ce que vous lui reprochez à ce gouvernement. Je le trouve très bien ! Jusqu'à présent, il ne s'est attaqué qu'aux pauvres... »
Pardonnez-lui. « Salariés » n'est pas un terme qui entre dans son vocabulaire.
Conclusion ? Aussi longtemps que les femmes se montreront congénitalement résignées, et que les hommes accepteront d'être seuls lésés par les « calamités nationales », sans chercher à discerner où elles prennent racine, ils seront mal venus de s'en plaindre.
Et ne le savent-ils pas encore, qu'il ne leur sera rien donné qu'ils n'auront arraché ?
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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