Réflexion sur l'existence d'une autre espèce d'être humain, plus perfectionné dans l'univers
Ainsi, Radio-Moscou nous l'apprend, des « hommes perfectionnés » habitent quelque part, dans le ciel, qui auraient atteint un degré d'évolution très supérieur à celui des Terriens que nous sommes.
Si les savants soviétiques ne nous donnaient, semaine après semaine, des manifestations concrètes de leur compétence, la déclaration du professeur Félix Segals pourrait n'engendrer qu'un souriant scepticisme.
Mais, aujourd'hui, la porte du rêve est entrouverte ; le Vatican a tenu à marquer que les chrétiens pouvaient, sans attenter au dogme, admettre la présence de la vie sur d'autres planètes ; le dialogue avec les étoiles est engagé.
Un homme perfectionné, comment cela est-il fait ? De ces satellites, de ces fusées, de tous ces « ik » qui virevoltent dans l'espace, nous pouvons tout savoir, tout comprendre, tout prévoir. Mais de cette machine mystérieuse dont chacun de nous possède en propre un prototype, l'Homme, comment imaginer la forme évoluée ? Et comment ne pas chercher à l'imaginer dès lors que l'on nous dit : elle existe !... et que les hommes de notre temps se cognent, chaque jour plus nombreux, la tête contre les murs en quête d'une raison de vivre, de souffrir et de mourir, en proie à cette « nausée métaphysique qui nous fait hoqueter des pourquoi »...
Les Autres, là-bas, ont peut-être trouvé la réponse !... A moins qu'ils n'aient appris à s'en passer.
Ce ne sont pas leurs engins cosmiques, ou leurs soucoupes volantes, que nous sommes anxieux de connaître. C'est leur faculté de souffrance ou de non-souffrance ; c'est la façon dont ils ont réussi à se délivrer des passions, c'est-à-dire de ce qui nous oppose les uns aux autres, tout en conservant des mobiles d'action assez puissants pour projeter des fusées dans l'espace.
Pour le peu que nous savons de nous-mêmes, les siècles ont passé sur l'homme sans que son organisme en ait rien acquis. Biologiquement, le plus récent de nos enfants est né aussi démuni que le plus lointain de nos ancêtres. La bête est demeurée la bête. Et la bête sécrète l'angoisse.
L'Homme Perfectionné, s'il existe, est-ce à une mutation physiologique qu'il doit sa délivrance ? Est-il crabe, selon Sartre ? Est-il produit d'éprouvette comme Huxley nous l'annonce ? Est-il guéri du mal d'avoir une âme, amputé de la peur comme de l'espoir, par une simple incision dans le cerveau ?
S'il n'a point expulsé l'angoisse métaphysique, l'Homme Perfectionné risque de n'être pas beaucoup plus avancé que nous.
Certes, noue sommes loin du temps où le progrès technique aura éliminé de la surface de la terre la faim, la maladie, les multiples raisons que les neuf dixièmes des habitants du globe ont encore de souffrir dans leur chair. Mais nous savons déjà que la victoire sur cette souffrance-là n'est qu'un pas gigantesque mais relativement facile et en tout cas concevable, dans l'histoire de l'espèce.
Le spectacle des sociétés à haut standard de vie nous enseigne chaque jour que si, parallèlement à ce progrès-là, nous ne parvenons pas à fonder l'Homme de raison, nous n'aurons travaillé qu'à substituer une carence à une autre.
Puisque toutes les hypothèses sont permises, nous pouvons jouer à en formuler trois : le jour où le Terrien rencontrera le Martien ou le Vénusien ou le Saturnien, bref l'Homme de l'Autre Planète, il constatera :
1) Soit que, à quelques détails près, ils en sont au même point. Triomphants et misérables, n'ayant pour tout recours qu'une foi parfois chancelante en un système supérieur qui leur fournira la paix de l'éternité en récompense de leurs souffrances temporelles ;
2) Soit que, par le fait de quelques menues différences biologiques, l'Homme de l'Autre Planète est inapte à la souffrance, tout en demeurant apte à la création ;
3) Soit que, parce qu'il a quelques milliers ou millions d'années de plus que le Terrien, l'Homme de l'Autre Planète est devenu homme libre. « Est dite libre la chose qui existe d'après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir... Est libre celui qui est conduit par la raison seule, qui ne pense à rien moins qu'à la mort et dont la sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ».
Et il a réalisé la Démocratie parce que « la Démocratie est la vraie nature, la réalité, la perfection de la société comme la raison est celle de l'individu. La Démocratie est la raison de l'Etat ».
Du moins pensait-on ainsi au XVIIe siècle, quand on s'appelait Spinoza.
Restent un nombre infini d'hypothèses dont les philosophes du dimanche dont je suis peuvent nourrir leurs rêves. L'important est peut-être que chacun de nous, si sa vie matérielle est assez décente pour lui laisser quelque disponibilité d'esprit, est contraint désormais d'écouter le cœur soudain exigu de la Terre, comme s'il n'était plus seul à battre la mesure du temps.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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