Portrait de Michel Debré, jugé insignifiant, et ayant une piètre idée de la démocratie
« Qu'on me cite les pays, où, chaque jour, chaque semaine, peuvent paraître des journaux comme « L'Humanité » « Libération » « L'Observateur », « Le Canard enchaîné »,
« Témoignage Chrétien » ou « Rivarol », s'est écrié dimanche M. Michel Debré, pour faire preuve de son sens démocratique. Après quoi, il a pris quelques jours de repos, ce à quoi on ne saurait trop l'encourager.
Il n'est pas méchant homme, M. Debré. Pourquoi dit-il des choses pareilles? Elles n'ont pas eu grand écho, c'est vrai, mais parce qu'il y a, chez M. Debré, quelque chose... quelque chose de désarmant. Au physique comme au moral, il n'offre pas l'aspérité où s'accroche la verve. Les caricaturistes cherchent en vain le pic du nez, le cap du menton, le promontoire des sourcils qui retiendraient leur crayon. Les polémistes ne le sentent pas à la pointe de leur plume. Les téléspectateurs bavardent de tout autre chose pendant qu'il parle. Les lecteurs de journaux survolent ses discours. Les conversations les plus passionnées ne font jamais surgir son nom. Les autres princes de la Ve République ont des partisans, des détracteurs, des amis, des ennemis. Ils inspirent des espoirs, des inquiétudes, des haines, du mépris. M. Debré n'inspire pas. M. Debré est transparent.
Ses interlocuteurs le disent cassant, nerveux, impulsif, mais ne lui tiennent guère rigueur, de ses incontinences de langage.
En termes plus diplomatiques, ils lui répondent, comme le perroquet de Zazie : « Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.. »
Faut-il surmonter cette difficulté que l'on éprouve à ressentir son existence, parce qu'il nous a, ce dimanche, chatouillé les oreilles ? Essayons.
« Qu'on me cite les pays où, chaque jour... »
M. Debré entend-il par là que l'Amérique, l'Angleterre, l'Italie, la Belgique, la Suède, entre autres, ne sont pas des pays ?
Ou bien encore que nous devons le féliciter d'entretenir en France des traditions démocratiques supérieures à celles qui régnent en Arabie Séoudite, au Portugal ou en Bulgarie ?
Imagine-t-on M. Macmillan, ou le président Eisenhower, ou même le chancelier Adenauer empruntant ce ton de royale mansuétude pour désigner, en un dédaigneux et classique amalgame, ceux qui combattent leur politique, et pour se vanter d'en accepter l'existence ?
Imagine-t-on les mêmes négligeant de citer, à l'appui de leur thèse, les noms des journaux qui les soutiennent et mettant ainsi, en quelque sorte, Dieu et le droit de leur côté ?
En d'autres termes, dans la tête de M. Debré, la démocratie est intacte en France, non parce que toutes les opinions y compris les siennes, peuvent encore s'exprimer librement dans la presse, mais parce que le Pouvoir, qu'il incarne, tolère l'existence d'une opposition.
On ne saurait trahir avec plus de maladresse le fond d'une pensée.
Comme on dit au « Canard », « qu'on me cite les pays où un Michel Debré pourrait être premier ministre.,. ».
Bourrienne rapporte dans ses Mémoires qu'au cours de la fameuse séance de Brumaire où Bonaparte, pressé de régner, se mit à pérorer dans la Salle des Anciens pour convaincre les parlementaires qu'il allait sauver la République, il se pencha vers le futur empereur des Français et lui murmura à l'oreille : « Sortez, général... vous ne savez plus ce que vous dites... »
Il devrait bien y avoir un Bourrienne au Cabinet du premier ministre.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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