Relate les péripéties auxquelles a été soumis Aïssat Idir, Algérien nationaliste, mais non inféodé au FLN, arrêté, relâché et acquitté, puis à nouveau emprisonné. Exemplaire.
C'est une histoire incroyable.
Aïssat Idir a été arrêté le 23 mai 1956, à Alger.
Le 13 janvier 1959, après trois ans de détention, inculpté d'atteinte à la sûreté de l'Etat, il passe en jugement devant le tribunal permanent des forces armées. Et il est acquitté. Acquitté. Par le tribunal permanent des forces armées. A Alger.
Pendant quelques minutes, il est libre. Mais des militaires interviennent et se saisissent de lui.
Six mois plus tard, le 25 juillet dernier, le détenu Aïssat Idir expire à Maillot, l'hôpital militaire d'Alger. Suite de brûlures. Aux jambes. 44 ans.
Eh bien ! dira-t-on, voilà qui est fâcheux ! Très fâcheux ! Mais quoi ! c'est la guerre. Et des Français en meurent tous les jours. Alors un Algérien de plus, un Algérien de moins... Au point où nous en sommes...
L'ennui est que cet Algérien-là était le secrétaire de l'Union générale des Travailleurs algériens (U.G.T.A.), organisation syndicale légalement créée en février 1956, et affiliée, depuis 1957, à la Confédération internationale des syndicats libres (C.I.S.L.).
L'ennui est que cet Algérien-là avait pour avocats Me Bolin, sénateur, ancien ministre du gouvernement belge, choisi par la C.I.S.L., et Me Jean Gallot. Me Gallot est également défenseur du « Figaro ». Il s'écria, lors du procès :
« On ne peut reprocher à un homme de ne pas penser comme soi. Ce serait là un délit d'opinion qui est impensable dans un pays comme le nôtre. Aïssat Idir est nationaliste, mais il n'a jamais appartenu au F.L.N. »
Ce dont le tribunal lui donna acte, en acquittant l'inculpé.
L'ennui est que cet Algérien-là était, aux yeux des dirigeants de la C.I.S.L., la seule personnalité syndicaliste disposant d'une audience et d'une autorité morale incontestables, qui demeurait résolument imperméable au communisme.
L'ennui est que cet Algérien-là, nationaliste mais non inféodé au F.L. N., syndicaliste mais non communiste était très exactement représentatif de cette élite que la politique gaulliste s'est donné pour objectif de développer, de dégeler et de mettre en confiance, pour faire avec elle « le reste ».
L'ennui est enfin que, si l'ensemble de la presse française, jugeant peut-être, en conscience, qu'à la veille de la session de l'O.N.U. le moment était mal venu, n'a donné qu'un timide écho aux conditions qui ont entouré la mort de cet Algérien-là, la presse étrangère en est pleine, et singulièrement la presse américaine.
La C.I.S.L. a demandé, par la voix de son secrétaire général, qu'une enquête « impartiale » soit ouverte, elle a saisi le Bureau international du Travail, et a publié à Bruxelles un communiqué qui conclut :
« On a de fortes raisons de croire que les droits humains les plus élémentaires ont été bafoués dans le triste cas d'Aïssat Idir ».
Mardi, M. George Meany, président de la puissante centrale syndicale A.F.L. - C.I.O. — qui représente la totalité des travailleurs américaines — approuvait, en termes vigoureusement émus.
C'est tout le monde syndical libre qui gronde. Qu'il gronde ? Soit. Oublions aussi, pour un moment, qu'un homme, tenu pour innocent par le tribunal français le moins suspect de mansuétude, est mort six mois plus tard prisonnier. Admettons aussi la plus récente thèse officielle, celle selon laquelle Aïssat Idir aurait accidentellement provoqué, le 17 janvier, au camp de Birtraria où il était interné, l'incendie de sa literie.
On ne met pas six mois à mourir de brûlures ? C'est long. Mais ce n'est pas impossible. Aïssat Idir ne fumait jamais et ne peut donc point, comme il a été déclaré, avoir déclenché l'incendie de sa paillasse en voulant dissimuler une cigarette aux yeux d'un gardien ? Il n'est pas absolument exclu que, ayant reçu dans un colis de la Croix-Bouge deux cigarettes, il en ait allumé une. Un homme jeune et jouissant normalement de ses facultés physiques, bondirait de son lit si celui-ci prenait feu et ne saurait être atteint au point d'en perdre la vie ? Admettons.
Admettons car — on a honte de le dire — le vrai problème n'est pas là. Il n'est pas de savoir comment Aïssat Idir a été brûlé aux jambes, mais qui gouverne, aujourd'hui, en Algérie.
De l'enquête que nous avons menée, il ressort que, mi-janvier 1959, quelques jours après l'incarcération d'Aïssat Idir au camp de Birtraria, Me Bolin était reçu par M. Delouvrier qui lui promettait d'intervenir personnellement pour obtenir la libération du chef syndicaliste. Il ajoutait que, celui-ci étant désormais lavé de tout soupçon, il souhaitait le rencontrer pour étudier avec lui la possibilité de ressusciter la vie syndicale en
Algérie, attitude qui entrait strictement dans le cadre de la politique gaulliste.
Deux mois après, pas de nouvelles d'Aïssat Idir. Me Bolin intervient auprès de M. Michelet, garde des Sceaux. Celui-ci n'est point, on le sait, homme à juger que, selon, la célèbre formule d'un ancien ministre M. B. P., « la torture, il y a du pour et il y a du contre ». M. Michelet est contre. Et il est pour la politique gaulliste.
Lorsque M. Michelet répond à Me Bolin, le 10 mars, que « la situation d'Aïssat Idir fait encore l'objet d'une étude approfondie », alors que celui-ci est à l'hôpital depuis sept semaines, il est bien certain qu'il a lui-même été trompé. Mais M. Delouvrier, qui se trouve sur place, est-il mieux renseigné ?
Fin mars, Paris informe Me Bolin qu'Aïssat Idir a « tenté de se suicider ». L'avocat, qui a obtenu, après trois semaines de démarches, un permis de communiquer, envoie au syndicaliste son correspondant à Alger, Me Garrigues.
Après une tentative infructueuse, Me Garrigues parvient jusqu'au chevet d'Aïssat Idir. L'entrevue se déroule en présence d'un officier, le commandant F..., dans une chambre isolée, gardée par un soldat en armes. Aïssat Idir porte de graves brûlures aux jambes, mais il nie formellement toute tentative de suicide. Accident, déclare l'officier. Aïssat Idir se tait.
La C.I.S.L., inquiète, délègue M. Bernasconi, de l'Union syndicale suisse, en Algérie pour information. Mais celui-ci ne recevra jamais son visa d'entrée.
Des démarches sont effectuées pour obtenir le transfert d'Aïssat Idir dans un hôpital métropolitain spécialisé dans le traitement des brûlures. Elles restent sans effet.
Alors, le 3 juin, le secrétaire général de la C.I.S.L., M. Oldenbroek, en appelle directement au général de Gaulle et lui adresse un télégramme qui reste sans réponse. Le général en a-t-il eu connaissance ?
Me Bolin sollicite audience. En vain. Sa demande a-t-elle été transmise ?
Le 16 juin, il se décide à alerter la Commission de sauvegarde, qui prescrit une enquête.
Le 22 juin enfin, alors que toutes ces démarches, y compris le télégramme de M. Oldenbroek, sont restées secrètes, la C.I.S.L. se résout à rompre le silence.
C'est un acte grave, et c'est un acte politique.
La Confédération syndicale internationale a toujours marqué jusque-là sa confiance dans la politique algérienne du général de Gaulle, et dans l'autorité avec laquelle il saura l'imposer.
Porter l'affaire sur la place publique, c'est sonner l'alarme. Mais la C.I.S.L. déclare, dans son bref communiqué, « qu'elle se voit dans l'obligation d'alerter l'opinion mondiale sur le cas d'Aïssat Idir dont la vie paraît en danger ».
L'agence Reuter, agence anglaise, diffuse alors une dépêche selon laquelle Aïssat Idir aurait été envoyé à l'hôpital civil de Birtraria « pour tuberculose ». L'information est attribuée « aux services de la Présidence de la République et aux milieux militaires bien informés ».
Le 10 juillet, c'est M. Debré qui reçoit une lettre de la C.I.S.L. demandant une fois de plus le transfert d'Aïssat Idir dans un hôpital de la métropole. La lettre restera sans réponse.
Le 27 juillet, la nouvelle de la mort du chef syndicaliste se répand, et le scandale éclate.
Alors, on se demande : qui a mis Aïssat Idir, acquitté, dans un camp, éliminant ainsi volontairement, sciemment, du jeu gaulliste, du jeu français, l'une de ces cartes dont on nous dit qu'elles pourront seules nous donner la partie ?
Et, ce faisant, on pose mal la question. Qui ? N'importe qui. Il y a des sots superbes partout.
Mais qui a été impuissant à l'en sortir ? Qui est incapable de se faire exactement renseigner et obéir ? Qui a laissé s'accréditer dans le monde les hypothèses les plus odieuses en dissimulant Aïssat Idir après son suicide, son accident — appelons-le comme on voudra, et disons : après qu'il ait été brûlé — au lieu de convoquer aussitôt à son chevet le délégué de la C.I.S.L. ?
Qui a permis une fois de plus que la France ait à assumer une série d'actes stupides, sinon infâmes, au lieu d'en limiter la responsabilité à quelques sanglants étourneaux ?
Qui a laissé Aïssat Idir, dont la libération pouvait être exemplaire de la politique gaulliste déclarée, devenir le symbole exemplaire du vide narquois où retentissent, en Algérie, les paroles et les résolutions du chef de l'Etat ?
Qui tolère enfin qu'il en soit ainsi, que son autorité soit niée et sa politique bafouée ?
Oui, qui ?...
C'est une histoire incroyable.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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