À l'occasion de l'intervention télévisée d'Albert Camus, retour sur sa morale politique
Gros plan sur Albert Camus. Ainsi avait-on annoncé une émission télévisée dont le titre seul retenait l'attention. Albert Camus parle rarement et se montre moins encore. Qu'avait-il donc à dire pour qu'il choisisse de s'adresser à quelques millions de téléspectateurs, auxquels il faut ajouter ceux qui regardèrent, exceptionnellement, ce soir-là, la télévision pour le voir et l'entendre ?
En termes excellents, pesés, peignés, avec la précision contrôlée d'un homme qui fut comédien et que la caméra ne transperçait donc pas de son œil implacable aux naïfs, Albert Camus fit mardi soir aux Français un cours pratique de bonheur.
La recette : trouver une activité que l'on exerce si possible en communauté, qui comporte des buts innocents, concrets et proches — rien qui se perde « dans la nuit de l'avenir » — ne s'en laisser distraire ni par les dîners en ville ni par les malheurs des opprimés ; fuir les intellectuels, l'abstraction, la réflexion solitaire ; se garder enfin des « engagés politiques ».
Ceux-ci sont particulièrement méprisables et dangereux car « ils veulent bien qu'on agisse ou qu'on tue à leur place, mais en gardant le droit de dire que ce n'est pas bien du tout ».
Si les téléspectateurs ont retenu ces conseils, le garagiste est retourné à ses moteurs, le mineur à sa mine et la dactylo à sa machine avec le cœur léger et l'idée de fonder sur-le-champ une chorale.
C'est que tout le monde ne peut pas, hélas ! écrire pour le théâtre et trouver en son sein, comme Albert Camus en fit confidence, la joie que la société intellectuelle est impuissante à lui dispenser parce que là, « je ne sais pourquoi, j'ai toujours l'impression d'être coupable ».
Tout cela aurait rendu le son d'un déchirant canular — en dépit de la ferveur réelle avec laquelle Camus parle du théâtre — si, mis à part l'esprit avec lequel ces choses furent dites, elles n'avaient étrangement traduit une morale à laquelle tout nous convie aujourd'hui à adhérer.
Ne rien voir, ne rien entendre, enfoncer la tête dans son chapeau en prenant soin d'y enfermer les oreilles, assumer le moins possible d'humanité, jouir de soi...
Que cette morale coïncide, provisoirement, avec celle d'Albert Camus, c'est une autre histoire et qui le regarde seul. Nous n'en savons d'ailleurs que ce qu'il en a, pour un soir, par défi peut-être, ou par lassitude ou pour mille
autres raisons, laissé paraître. Et qui n'a éprouvé, certains jours, une grande envie de crier : « Que périssent les laids, les pauvres, les noirs, les beiges, les sous-développés, les sous-alimentés, les sous-payés, les pessimistes, les écorchés, les économistes, les sans-logis, les sans-patrie, les sans-école, les anciens combattants, les futurs combattants, qu'ils périssent mais qu'ils cessent de voiler le soleil. Là vie est belle, profitons-en dans la mesure où nous sommes doués pour cet exercice... »
Puis, en d'autres temps, Camus a écrit : « Une œuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement pour retrouver, par les détours de l'art, les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s'est ouvert. » La route où chemine un créateur est toujours mystérieuse.
Mais nous, nous tous qui ne sommes pas créateurs, qui cheminons au ras de la terre et qui n'avons d'autre œuvre à édifier que notre propre vie, nous voilà poussés un peu plus encore dans la voie de la démission consentie. Nous voilà un peu plus tentés d'y glisser, parce qu'elle est aisée, parce qu'il y fait tiède, parce que le printemps est là avec son cortège de plaisirs, parce qu'il serait doux de croire que, si nous sommes bien sages, si nous allons jouer — au théâtre ou à tout autre jeu — sans nous mêler des affaires des grandes personnes, Papa nous fera une belle surprise. Et puis une autre. Et une autre encore.
Il y a quelques années, une dame écrivit à son journal favori pour se plaindre :
« Pourquoi votre horoscope est-il si pessimiste ? Nous le lisons pour y trouver des raisons d'aborder la semaine avec courage et bonne humeur. Ce serait facile de nous les donner, et vous feriez ainsi une bonne action. A quoi sert de prévoir le mauvais puisque nous n'y pouvons rien ? »
Le journal entendit ce cri d'alarme et pria son astrologue personnel de modifier le ton de ses pronostics.
Nul n'en souffrit, sinon l'astrologue. Le malheureux croyait à son art.
Cette dame avait parfaitement défini une conception de la vie, de la presse et des horoscopes en tous genres, dont le moment semble venu de s'inspirer.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Portrait