La lettre de ''L'Express''

À l'approche de Noël, imagine de nouveaux jeux, inspirés du fonctionnement de la vie réelle
Les petits Jésus ! Il n'y a plus de petits Jésus ?
— Impossible. Il y en a autant que de crèches. Va voir si on ne les a pas mis avec les soldats.
La scène se passe dans un grand magasin parisien de jouets.
Les petits Jésus sont perdus. A moins qu'ils ne soient partis sur la pointe de leurs pieds nus plutôt que de rester rangés auprès des parachutistes de plomb qui se vendent 1.150 francs pièce et qui s'en vont par régiments porter cette année aux enfants français le message de Noël.
— Heureusement qu'on vient de m'en livrer une caisse, dit le patron. J'en manquais... Je vous en mets combien ?
Le monsieur aux yeux doux qui voulait un petit Jésus refuse cet échange standard. Encore un qui pense mal...
— Pour un garçon de onze ans, qu'est-ce que vous avez ?
Tout un programme.
Voici « La Conquête du Monde », dont la règle est simple :
« Chaque joueur reçoit, au début de la partie, différents pays du monde ainsi que des armées. A l'aide de ces armées, il doit tenter de conquérir les territoires de ses adversaires. Le vainqueur est celui qui a conquis le monde entier ».
Détail du règlement : « La possession d'un continent entier donne droit à des armées supplémentaires ».
Voici encore « Rome et Carthage ». Simple et passionnant : « Les adversaires en présence, indique le règlement, découvrent simultanément leurs cartes ; le plus fort total l'emporte. Les cartes de « Sédition Populaire » et de
« Trahison du Général » fournissent aux joueurs de nouvelles possibilités et portent à l'extrême la diversité des parties ».
Voici « L'Oncle d'Amérique », jeu « qui fait revivre toutes les émotions et l'atmosphère de la Bourse : cote
des valeurs, achat et vente des actions, paiement des dividendes, déclarations de faillites... Le gagnant est celui qui, le premier, acquiert 50.000 dollars ».
Voici enfin « Le Jeu de la Vie et du Hasard ». Jeu 100 % français, déclare la notice qui précise : « Chaque joueur reçoit un pion qu'il doit conduire de la naissance au succès. Il tente d'obtenir les qualités qu'il juge indispensables pour réussir dans la vie (...). Le gagnant est celui qui arrive le premier au succès malgré les vicissitudes de son existence et les embûches dressées devant lui ».
Qui prétendra encore que l'Education Nationale a besoin de crédits supplémentaires ? Des milliers de petits garçons seront cette année excellemment instruits, par leurs jouets, du monde où ils vivront légué par leurs pères, et de ses règles.
Conquérir des territoires, acheter des actions, spéculer sur la trahison d'un général, mater la sédition populaire, que conseiller de mieux ? Ne manquez pas, garçons, de bien comprendre ce que l'on vous enseigne : il faut être le gagnant, il faut être le vainqueur, il faut être le maître pour n'être point l'esclave. Homme contre femme, homme contre homme, nation contre nation, continent contre continent, planète contre planète : écrasez, enchaînez, dépouillez, humiliez, triomphez — vous serez récompensés.
Là où vingt siècles de chrétienté ont échoué, il faut sans doute être fou pour penser que l'homme peut, par l'éducation, par la connaissance, par l'usage de la démocratie, apprendre à n'être plus un jour ni esclave ni maître.
Cette folie, nous continuerons à revendiquer le droit d'y croire. On ne mesure bien sa foi qu'aux heures où tout la menace, et d'abord le petit nombre de croyants.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express