Rebondit sur le discours à la gloire de la Résistance prononcé par Malraux et s'interroge sur le temps présent. Engage chacun à lutter contre le passé.
Toutes les cloches de Paris sonnaient. Alors un homme lucide posa son revolver et murmura : « Voilà les bêtises qui commencent. »
C'était il y a quatorze ans, en cette nuit d'août que M. André Malraux vient de commémorer, dimanche, par un beau discours.
« Survivants de la Résistance, nos frères dans l'ordre de la nuit, vous pouvez vraiment dire, sans avoir besoin d'élever la voix, que vous avez combattu en face de l'enfer... »
« Il y a bien des façons de définir l'honneur, mais il n'y en a qu'une de ressentir l'humiliation...»
« Alors, dans tous les bagnes, depuis la Forêt-Noire jusqu'à la Baltique, l'immense cortège des ombres qui survivaient encore se leva sur ses jambes flageolantes... »
« Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d'anniversaire qui sonnent comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu cette fois les entendre : elles vont sonner pour toi... »
Oui. Ce fut un beau discours.
Mais c'est l'homme lucide qui avait raison.
IL se trouvait, la semaine dernière, parmi quelques hommes, quelques femmes, tous « anciens combattants » de la nuit. Le plus âgé avait 41 ans. 27 ans à la Libération. Qu'avaient-ils donc espéré pour avoir aujourd'hui, si nombreux, ce goût de cendre dans la bouche ? Qu'espèrent-ils donc pour refuser à ce passé le droit de porter ombre sur le présent jusqu'à le dissimuler ?
Les uns ont aimé, dans la Résistance, l'aventure. Et ils l'ont eue. Vieillis, mariés, casés, ministre ou employé du gaz, ils ont abandonné l'ambition de faire l'Histoire.
Les autres refusaient d'admettre que la France fût humiliée, et combattaient, selon la formule d'André Malraux, « pour retrouver une fierté mystérieuse dont la perte les séparait de tout le passé de la nation ».
Ceux-là, devant le supplice de Maurice Audin, savent
que, plus que jamais, ils ont été dépossédés de cette fierté mystérieuse... Et que le passé de la nation n'est pas tissé seulement d'aventures militaires.
D'autres enfin, brusquement conscients de la décrépitude qui avait gagné leur pays pour qu'il pût aboutir à cette « étrange défaite », croyaient construire un pont jeté vers l'avenir. Ce pont, fait de leur courage et parfois de leur martyre, n'aura servi qu'à permettre à tout ce qu'il y eut d'exécrable dans la Troisième République de passer, intact, dans la Quatrième, et de la pourrir. Avant que de passer dans la Cinquième.
Ceux-là ont vu leur chef, le général de Gaulle, renoncer à la lutte et remettre, en 1946, la France à M. Pleven.
Il y avait aussi d'autres combattants de la nuit. Ceux qui n'attendent jamais que l'obscure et orgueilleuse satisfaction de suivre, dans la boue ou dans la lumière, le fil d'or de la morale personnelle.
Ceux-là n'ont pas été déçus. Ceux-là seuls ne sont jamais déçus. Mais les autres...
Ce n'est pas dans le souvenir de la lutte clandestine que l'on peut offrir à la jeunesse d'aujourd'hui de puiser son élan : si elle s'y intéressait, elle n'y trouverait, au milieu d'épopées individuelles, que des raisons de douter. Quand donc nous résoudrons-nous à procéder une bonne fois aux funérailles d'Hier ?
La vie est devant nous. Il y aura cette année plus d'enfants qui commenceront leurs études secondaires qu'il n'y en eut jamais dans l'histoire de la France. Leur donnerons-nous des écoles ? Des muscles ? Des foies vierges d'alcool ? Du travail lorsqu'ils auront 16 ans, 18 ans, 20 ans ? Des logements lorsqu'ils se marieront ? Et une autre perspective que d'aller faire la guerre en Algérie à 21 ans ?
On ne se bat bien que contre quelque chose. Alors battons-nous contre le passé, et non contre l'avenir.