Attentat à la bombe contre La Dépêche du Midi dirigée par le député M. Jean Baylet. Liberté de l'information en danger, nécessité de résister pour éviter la progression du fascisme
Dans la nuit de vendredi, une bombe a été jetée sur la façade de l'immeuble où se trouvent les bureaux de « La Dépêche du Midi », puissant quotidien de Toulouse dirigé par M. Jean Baylet, député radical de Tarn-et-Garonne. « La Dépêche », qui a adopté depuis les récents événements, une attitude réservée à l'égard du présent gouvernement, refuse d'insérer les communiqués des comités de salut public de la région.
Le 9 juin, M. Baylet était avisé par le comité de Toulouse des risques que comportait une position politique qui conduisait son éditorialiste à féliciter ceux « qui portent sur Alger le jugement mérité », à noter « la naissance d'une sorte de conglomérat entre le poujadisme et les résidus des ligues factieuses qui prétendent se réclamer du général de Gaulle », à considérer que « la situation demeure fort inquiétante ».
Le 10, la vente de « La Dépêche ». était interdite au Foyer du soldat de la caserne de Castres. Le 19, c'est à la bombe que l'on s'adressait à M. Baylet, en même temps qu'à Pau un groupe de parachutistes en uniforme saccageaient la Maison des syndicats.
M. Baylet s'indigne et s'inquiète parce que « partout, toujours, écrit-il, c'est à la liberté de la presse que s'est d'abord attaqué le fascisme ». Et le Syndicat de la presse quotidienne régionale proteste contre l'interdiction qui frappe la vente de « La Dépêche » dans certains bâtiments militaires.
Juste fureur. Saine réaction.
Mais il nous souvient d'un temps, pas très lointain, où le grand homme de « La Dépêche du Midi », M. Bourgès-Maunoury ministre permanent des gouvernements de la IVe République, ordonnait lui-même les saisies, inculpait lui-même les journalistes d'atteinte au moral de l'armée lorsqu'ils dénonçaient l'activité, les buts et les méthodes de ceux que « La Dépêche » traite aujourd'hui de factieux.
La mémoire nous fait-elle défaut ? Il ne nous semble pas que l'indignation ait alors étouffé les actuels défenseurs de la légalité républicaine, ni qu'ils aient assimilé les tentatives de « persuasion » exercées sur les journaux insoumis, aux prodromes du fascisme.
S'il est bon d'évoquer ce passé récent, c'est parce que beaucoup sont enclins aujourd'hui à considérer les incidents de Toulouse, de Pau, d'Auxerre, d'un œil indifférent, voire amusé, assurés qu'ils sont de voir les violences, les menaces et le chantage à la peur ne s'exercer qu'au détriment des autres. Ce qui ne manque pas, à l'occasion, de procurer quelques satisfactions.
Ainsi, au début de l'occupation, certains officiers français, juifs, observaient-ils avec hauteur les sévices dont leurs coreligionnaires commençaient à être victimes, persuadés que la vague s'arrêterait à leurs pieds.
La vague ne s'arrête jamais. Et elle n'épargnera personne, car il est dans la nature du fascisme de dévorer ses propres fils. Roehm sera toujours assassiné par Hitler.
S'il est un homme en France qui pouvait, il y a moins de six mois, se croire invulnérable, c'est M. Jean Baylet. Le public le connaît mal. Les milieux politiques, eux, ont eu maintes fois l'occasion d'apprécier à sa mesure la puissance du chef occulte des radicaux du Sud-Ouest dont les représentants, MM. Bourgès-Maunoury, Félix Gaillard, René Billères, Maurice Faure, n'ont cessé de détenir le pouvoir depuis dix ans.
Voilà que la vague lui lèche les pieds. Alors il crie. C'est tard.
Tenir le général de Gaulle pour responsable des violences qui se commettent en son nom, c'est oublier qui, au gouvernement, a trouvé ces canards haineux ; qui, dans la presse, a protégé, voire encouragé leurs premières manifestations en leur délivrant un brevet de patriotisme.
Nous ne leur voulons aucun mal, bien qu'ils nous en aient beaucoup fait, ces apprentis sorciers du fascisme qui ont cassé la gauche en nous obligeant à penser : « Nous ne nous ferons pas tuer pour Guy Mollet et Bourgès-Maunoury. »
Mais maintenant, comprendront-ils qu'en acceptant la torture d'un seul on accepte la torture de tous, y compris, un jour, la sienne propre ? Qu'en couvrant une seule mesure arbitraire on s'expose à les subir toutes ?
La force du fascisme est qu'à son audace toujours récompensée, car elle s'exerce sans risque, ne s'oppose d'abord que l'indifférence qui précède la résignation. Elle est tentante. Elle est aisée. Il suffit de se laisser absorber par le souci de vivre, de considérer la politique comme un domaine étranger, de reculer d'un pas chaque fois que la vague gagne d'un pas.
« Le jour où un fasciste me tiendra, à dix contre un, je n'attendrai pas d'être d'accord métaphysiquemest avec les amis de la justice pour faire phalange avec eux », disait à peu prés Alain.
Si les « amis de la justice » ne se hâtent pas de faire phalange, c'est à un contre dix que bientôt ils se battront.
Françoise Giroud
PS. — Nous savons, depuis mercredi à minuit, comment le général de Gaulle entend à son tour assurer la liberté de l'information.
Nous n'aurions jamais commis la suprême impertinence de l'assimiler à ses prédécesseurs. Qu'il nous impose lui-même la comparaison serre le cœur. Il en est donc déjà là.
Nous ne pouvons plus ignorer maintenant comment, pour nous — et pour lui — cela finira.