Sur les raisons des guerres.
Irwin Shaw aura peut-être quelque difficulté à reconnaître, dans le film tiré du « Bal des Maudits », le roman qu'il écrivit en 1948. Mais les spectateurs n'auront, hélas ! aucune peine à retrouver, dans l'épopée de Christian, l'officier nazi, de Noah, le deuxième classe américain, et de leurs arguées respectives, l'écho d'une effrayante amertume : celle qui envahit le cœur des hommes lorsque, ayant beaucoup tué et beaucoup enduré, ils se demandent :
« C'était pour quoi faire ? »
Il y a moins de treize ans, les troupes américaines pénétraient en Bavière tandis que s'écroulaient les vestiges de l'armée allemande. Dans quelques semaines les armes atomiques américaines seront mises à la disposition de l'Allemagne.
Il y a moins de treize ans, le monde incrédule puis horrifié découvrait Buchenwald, Auschwitz, Ravensbruck, Dachau.
Aujourd'hui, certains Français qui connurent l'enfer concentrationnaire couvrent de leur autorité morale les bourreaux d'Alleg. Comme s'il y avait de bons et de mauvais bourreaux, de justes et d'injustes tortures. Et certains membres du C.N.R. demandent l'extermination rationnelle des « bougnoules ». Comme s'ils avaient oublié le temps où ils étaient les bougnoules de quelqu'un.
« Pourquoi veux-tu que j'aille tuer ou me faire tuer par des gens qui seront nos meilleurs amis dans dix ans ? » demande, dans « Le Bal des Maudits », un Américain dûment planqué.
Il y a peut-être aujourd'hui des Algériens « planqués » qui font la même réponse aux recruteurs du F.L.N.
Dans dix ans, qui sera contre qui et avec qui pour tuer qui avec des armes fournies par qui ? C'est le rébus que l'on est tenté de poser, en sortant de la salle, la tête vibrante encore de la rumeur des mitrailleuses.
Pour faire carrière, pour sauvegarder ses biens et sa sécurité, pour choisir judicieusement ses amis et ses ennemis, la réponse du rébus ne serait pas inutile.
Mais pour ceux qui cherchent la raison de leurs luttes quotidiennes quelles qu'elles soient, c'est un faux problème.
Les ennemis des hommes ne sont pas les Allemands, ni les Russes, ni les Arabes. Ni les Français. Ce sont, où qu'ils se trouvent, les intolérants, les illuminés, les fanatiques, les racistes, les ivrognes de la force que le monde charrie dans ses veines et qui, à peine expulsés ici, reparaissent là, parce que la civilisation est une création continue.
Qui choisit obstinément le parti des hommes contre celui des faux dieux, qui sollicite obstinément la lucidité contre la passion risque de ne connaître que de brèves et amères victoires, mais ne s'engage jamais en un combat douteux.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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