Un empire sans prince

Alors que Christian Dior vient de mourir, FG fait le point sur la situation actuelle de la maison Dior. S'interroge sur sa succession.
Au cœur d'une étoile, Christian Dior régnait. On saura en février si le prestige de la haute couture a été enseveli avec lui.

Christian Dior meurt à 52 ans comme il a vécu : avec élégance. Un malaise, un prêtre, et, pour toujours, le silence.
Il avait été un « jeune homme de bonne famille », timide et doux, tôt ruiné, doué pour tous les arts, mais les aimant trop pour ignorer qu'il n'en maîtriserait aucun.
L'adversité le talonna jusqu'à 40 ans passés. Dans la gloire opulente qui y succéda, il était demeuré timide et doux, menant une vie feutrée dans de précieuses maisons — un hôtel particulier avenue Jules-Sandeau, une propriété au-dessus de Grasse, une ferme à Milly-la-Forêt — où il poursuivait le fantôme de son enfance, et son vieux rêve de perfection.
Chaque pierre, chaque bibelot, chaque mets servi à sa table où officiait un long maître d'hôtel espagnol qui assortissait les nappes à la couleur des plats, était l'expression d'une passion pour le beau, tel qu'aurait pu le concevoir un grand bourgeois de 1890. Ses robes en furent la traduction publique et fructueuse.
Il n'y entrait ni snobisme ni affectation. Rien d'acquis.
Cet homme de qualité était infiniment discret. Il n'a jamais cédé à la publicité que les treize lettres qui composaient son nom.
En d'autre temps, sa disparition n'eût ému que ses amis, nombreux, et ceux qui l'approchèrent car il avait le charme qui vient du cœur.
Aujourd'hui où les maîtres de la France sont impuissants à dresser ces mâts auxquels un peuple a besoin de hisser sa fierté, le nom de Christian Dior était devenu l'un des étendards qui portaient haut notre prestige. Chacun se disait lorsqu'il avait à y penser : « De ce côté-là, du moins, nous sommes les maîtres. »
Et nous l'étions.
Le serons-nous encore ?

Douze mille robes...

Du talent, de l'audace, de l'imagination, d'autres en ont. Mais un chiffre traduit la place qu'occupait Dior : tous les couturiers français réunis ont réalisé, l'an dernier, un chiffre d'exportations inférieur à celui atteint par la seule maison Christian Dior qui crédita ainsi notre balance des comptes de deux millions et demi de dollars.
Il laisse, sans prince, un empire édifié en dix ans, qui ne peut être assimilé à aucune affaire industrielle connue, car il vendait du vent. Le vent de Paris.
C'était — c'est — une entreprise construite en étoile.
Au cœur, la maison de l'avenue Montaigne. Cinq immeubles, 1 400 personnes, 28 ateliers, une organisation moderne rationalisée à l'extrême, mais, comparée à quantités d'affaires françaises, une très petite usine à la fin, puisqu'elle ne produisait que douze mille pièces par an. Douze mille robes... Une goutte d'eau dans la mer des sept millions de robes fabriquées chaque année, en France seulement.
Un modèle courant, de vente moyenne, vendu 190 000 francs, est répété environ 40 fois. Seuls les numéros à grand succès atteignent 150 répétitions. D'autres ne sont jamais commandés. La saison dernière, par exemple, « Blandine », robe courte de shantung, a été achetée 15 fois par les clientes particulières, 24 fois par des acheteurs, les 39 reproductions ont fait ensemble un chiffre d'affaires de 6 750 000 francs. Chaque reproduction a laissé un bénéfice net de 12 350 francs.
Production dérisoire aux yeux d'un grand fabricant de chaussures ou de matelas.
Mais parce que quinze « Parisiennes » (qui peuvent être en même temps lilloises ou chiliennes) ont porté ce modèle, parce que 7 000 robes fignolées dans les ateliers de l'avenue Montaigne se voient chaque saison à Paris, à Cannes ou à Deauville, et représentent, dans leur domaine étroit, ce que la France peut fabriquer de plus parfait dans la conception comme dans la réalisation, des millions de femmes achètent, en Nouvelle-Zélande, comme à Tokyo, comme au Brésil, des millions d'objets qui n'ont rien de commun avec ces robes mais qui portent le cachet magique « Christian Dior ».

Le capital-prestige

Il se vend dans 87 pays non seulement des robes faites sur mesures ou prêtes à porter, mais des bas, des gaines, des soutiens-gorge, des maillots de bain, des cravates d'homme, des sacs, des gants, des bijoux, des chaussures qui sont de fabrication locale, mais qui bénéficient, moyennant une redevance à quelques-unes des dix sociétés Christian Dior, du droit d'utiliser son nom.
Huit milliards de chiffre d'affaires sont ainsi réalisés chaque année par l'ensemble des firmes étrangères qui ont acquis la « licence Christian Dior ». Celle-ci n'est d'ailleurs accordée qu'à des produits dont la qualité est assez régulièrement vérifiée pour que l'usage du « nom qui fait vendre » ne risque pas d'ébrécher son capital prestige.
Et si ce capital existe, c'est parce que les bas, les gaines, les gants, les chaussures vendus sous la marque Dior, en France, étaient effectivement contrôlés, supervisés, approuvés par Christian Dior lui-même, au moins au stade de la création.
L'empire était d'ailleurs devenu peut-être trop grand, et son contrôle moins strict : ce qui exigeait un renouvellement saisonnier — colifichets et confection vendus dans sa « boutique » — ne portait plus toujours l'empreinte de la qualité qu'il tenait à imposer. Hors ces branches qui poussaient son nom dans le monde entier, l'étoile en avait d'autres, directement alimentées de Paris :
— Le parfum et le rouge à lèvres, distribués en France et en Amérique par deux sociétés.
— Une filiale directe à Londres, et une à New York, qui vendent de la confection de luxe dont les modèles sont mis au point à Paris.
— Et une filiale à Caracas, astucieusement choisie parce que les Vénézuéliennes riches sont parmi les femmes les plus riches du monde par la grâce du pétrole. Caracas est la seule succursale directe de Dior où se vendent des robes faites sur mesures.
Cette toute-puissance avait pu naître parce qu'elle était fondée sur la conjonction si rare du génie créateur et de l'argent.
Sans Marcel Boussac, qui mit en 1947 à sa disposition un hôtel particulier avenue Montaigne, trois ateliers, quatre-vingt-cinq personnes et les cinquante millions nécessaires pour créer une collection Dior, qui était alors modéliste chez Lelong, eût peut-être réussi à fonder un jour sa maison. Mais une maison comme les autres, artisanale et fragile sur ses bases.
Sans Dior, Boussac eût renouvelé l'échec qu'il essuya en finançant un modéliste qui n'avait que du talent.
Il fallait que la perfection du produit rencontre la perfection dans la diffusion et l'exploitation du produit, pour que se développe l'empire Dior, dont la naissance présente un autre aspect essentiellement singulier : la synthèse du passé et de l'avenir.

L'envers d'une robe

On s'est souvent interrogé — ses confrères en particulier — sur les raisons qui ont placé la réputation de Christian Dior si loin en avant de celle dont jouissent des couturiers de grand talent. Balenciaga, en particulier, est un créateur de même envolée et un précurseur plus authentique. Des femmes de bonne foi se sont écriées, devant des robes de Dior : « Quoi, ce n'est que ça ? » Et jusque parmi les journalistes professionnelles de la mode, on rencontrait chaque saison de bonnes dames qui disaient : « Vous aimez ça ? Quel snobisme ! J'ai vu ce matin la collection de X... C'est autrement plus joli ! »
Or, ce qu'a inventé Christian Dior — et Dior seul — c'est une nouvelle conception de la haute couture. Par tempérament, et non par calcul, il haïssait cette époque où s'effondraient les valeurs auxquelles il était attaché. Entièrement tourné vers le passé, c'est le passé qu'il fit spontanément resurgir lorsqu'il put donner libre cours à son inspiration. Non pour y puiser des idées ou des lignes, niais pour ressusciter la perfection condamnée de l'artisanat, du «travail d'amour», exécuté par d'humbles mains de femmes, dont les ouvrières parisiennes conservent le secret. Par atelier de quarante ouvrières on ne trouve, chez Dior, que trois machines à coudre.
C'est à l'envers qu'il faut voir une robe réalisée chez lui pour comprendre ce qui, une fois portée, la distingue d'une robe très semblable, créée par un autre. Renouvelant complètement la technique moderne de la couture, Dior construisit ses robes sur des « fondations », les doubla de haut en bas, interdit à ses tailleurs l'usage de certaines pinces qui facilitent la mise en place mais qui rompent la pureté d'une ligne. Il eut cent inventions ingénieuses et infiniment coûteuses en heures de travail, pour qu'un détail, invisible pour la plupart, soit entièrement satisfaisant.
Un exemple que les femmes comprendront : les jupes étroites exigent, pour autoriser la marche, ou une fente qui donne un peu d'aisance et qui découvre la jambe qui marche, ou un
pli qui, en s'ouvrant, rompt la ligne, depuis l'année dernière, les jupes de tous les tailleurs de Dior sont montées sur un fourreau de taffetas bordé d'une haute bande de même tissu que la jupe. De sorte que les fentes ne découvrent plus le mollet, mais une sorte de seconde jupe.
Ce petit perfectionnement multiplie pratiquement par deux les heures de travail nécessaires pour mettre une jupe au point.

Un terrain glissant

L'admirable est qu'il fit bientôt participer toute sa maison à cet amour de la perfection formelle.
Les autres couturiers ont été plus ou moins obligés de le suivre sur ce terrain. Terrain glissant. Non seulement cette technique exige des essayeuses de premier ordre, comme il y en a peu, même à Paris — et même chez Dior ! — mais les doigts de fée se font de plus en plus rares. On forme de moins en moins d'ouvrières de haute couture — et ce n'est pas l'un des moindres périls qui menacent cette spécialité française.
Enfin la conception même des robes doit s'allier à la technique d'exécution, pour que le résultat soit harmonieux.
L'intelligence de Chanel, revenant à la couture, fut de ne point s'embourber dans le sillage de Dior, et de persister dans sa manière qui est tout à l'opposé. Ses robes sont de la pâtisserie faite à la maison, et non de la pièce-montée.
D'abord le chic et la saveur. La technique vient ensuite. Manière qui n'est pas plus facile, en dépit des apparences, à imiter.
Inspiration et technique totalement archaïques à l'époque de la plus grande mécanisation, liées à une vision ultra-moderne de l'exploitation commerciale — alors que Balenciaga souffre d'avoir à vendre ses robes qu'il ... donner à un tout petit groupe d'élues — voilà ce qui a fait le caractère unique du phénomène Dior.
Son succès populaire, il le doit aussi à l'ingéniosité des confectionneurs français qui, à partir de ses « éditions originales », surent créer non de la mauvaise copie, mais de la bonne imitation.
Du luxe de raffinement propre aux robes qui sortent de ses ateliers, que reste-t-il lorsque le new-look, le flat-look ou la robe sac descendent dans la rue et se vendent au plus bas ? Tout et rien. Un climat, un style, une mode, une conception de l'élégance.
Avec Christian Dior disparaît le suprême effort d'un homme pour faire coïncider le passé et l'avenir, un effort où nul ne peut ni n'osera prétendre qu'il puisse lui succéder.
Alors qu'adviendra-t-il de l'empire Dior et — la question se pose - de la haute couture française en tant qu'instrument d'exportations visibles et invisibles, et de prestige ?
A la première question, personne n'est encore en mesure de répondre avec précision. Il est évident que les activités annexes à la couture se poursuivront, même si elles vont se ralentissant. Robert Piguet, Molyneux, Jacques Fath, Marcel Rochas sont morts : leurs parfums sont demeurés sur le marché.
Mais, connaissant Dior, on peut présumer que s'il a prévu l'éventualité de sa disparition, il a interdit que des robes puissent être créées par d'autres et vendues sous son nom. On voit mal d'ailleurs quel créateur se prêterait sans honte à cette farce.

Une Chanel de 30 ans

S'il n'a point imaginé la foudre le frappant en pleine gloire, si aucune disposition particulière de son testament n'empêche son associé de vendre des robes signées Christian Dior et X... (à la façon de Lanvin-Castillo), M. Boussac peut être tenté, ne fût-ce que pour soutenir les activités annexes, de confier à l'un des jeunes couturiers qui poussent — Pierre Cardin ? Guy Laroche ? — ou à un inconnu, le soin de créer la collection d'été à laquelle Dior aurait dû commencer à travailler en décembre pour la présenter en février.
On assisterait alors à quelques belles cérémonies sentimentales où, dans l'émotion générale, le successeur jurerait fidélité à l'ombre du maître disparu. Et le tour serait joué.
A la condition que le successeur ait le cœur bien accroché et une étincelle de génie, et qu'il ne fasse pas du sous-Dior mais autre chose, l'opération peut réussir, surtout s'il est inconnu, car il bénéficiera d'un succès de curiosité, de la saison une collection d'été fait toujours plus facilement illusion — et d'une formidable publicité.
L'important sera alors d'observer si dix journalistes français et américains, dix acheteurs étrangers et dix femmes élégantes, riches, point trop jeunes (ce ne sont jamais les jeunes femmes qui font vivre les couturiers) sont enthousiastes, ou seulement polis. Ce sont les trente qui ne se trompent jamais.
Laisser croire que Dior avait dessiné lui-même, avant de mourir, cette collection ? Ce serait une grosse ruse assez indigne de M. Boussac qui n'est probablement pas à l'origine des bruits déjà répandus dans ce sens.
Reste la perspective de voir Dior-couture fermer purement et simplement ses portes, ses meilleurs ateliers aussitôt réembauchés ailleurs, ses meilleures vendeuses dispersées et entraînant derrière elles à travers diverses maisons leurs clientes particulières.
Cette injection d'excellent personnel et de clientèle solide à quelques-unes des bonnes maisons parisiennes y serait sans doute fort appréciée.
Mais qui imposera désormais la mode à Paris et la mode de Paris ? Pour qui se dérangera-t-on depuis New York et Tokyo ? Autour de qui polémiquera-t-on ? Qui copiera-t-on ?
...sur le rouge et l'eau de Cologne.
On saura, en février, si la suprématie de la haute couture française dans le monde a été ensevelie avec Christian Dior dans un petit cimetière de montagne, sous les muguets et les roses.
Ou si une Chanel de 30 ans...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express