Comparaison entre le caractère des hommes scientifiques, qui ont foi dans le progrès, au contraire des hommes de pouvoir.
Ce n'est jamais bon de mentir...
Ainsi les trois savants français qui ont bien voulu discuter en notre présence et répondre à nos questions au sujet des explosions atomiques expérimentales, ont-ils d'une seule voix conclu notre entretien.
Les savants ne sont pas des hommes tout à fait comme les autres, il est vrai, et toute leur personne le confesse. Dans les yeux de Francis Perrin, de Louis Bugnard, de Philippe Lhéritier,, si différents physiquement l'un de l'autre, il y a la même lumière ; dans leur maintien la même réserve, dans leurs propos la même... on oserait presque dire : la même timidité.
Ils en sont à ce point de la connaissance où l'on découvre combien l'on sait peu, et que toute nouvelle porte ouverte débouche sur un nouvel inconnu.
Ils ne tranchent pas. Ils ne décrètent pas. Ils n'anticipent pas. Ils ne s'engagent pas. Ils disent très modestement ce qu'ils croient savoir, et qu'il faut préserver la race humaine du poison atomique sans insouciance mais sans panique.
C'est que les hommes de science n'ont pas affaire à l'homme. Microbes, chromosomes, radiations ou atomes ne s'apprivoisent pas par des discours, ne se livrent pas au plus aimable. Ils ne sont ni à vendre, ni à prendre, ni à juger, ni à convaincre, et ils ont le temps. Les savants passent, ils restent.
Aussi le contact quotidien avec des éléments irréductibles autrement que par la raison pure fait-il des hommes de science des êtres à la fois méfiants et timides en face de ces éléments pratiquement inaccessibles à la raison pure : les hommes. Et chez tous, on décèle, vivace, la foi dans le progrès.
A l'opposé des scientifiques se trouvent les hommes de pouvoir. Ne travaillant que sur de la matière humaine, ils sont entraînés à pratiquer la vérité provisoire. Ils tranchent, ils décrètent, ils anticipent, ils s'engagent, ils décorent, ils félicitent, ils blâment. Et ils sont pressés. La nation reste, ils passent.
Aussi le contact quotidien avec les passions humaines fait-il aisément de bien des amateurs de pouvoir des bavards assurés, fondamentalement persuadés que le progrès n'existe pas dans l'art d'être un homme, et que l'essentiel est de préserver les institutions.
Entre autres exemples, l'interrogatoire auquel a été soumis l'écrivain américain Arthur Miller avant d'être condamné — et dont nous publions ici le récit — traduit ce défaut de foi dans l'homme.
Peut-être est-il plus que jamais difficile de la conserver. Abdelkader Souani, l'Algérien qui a commandé à Melouza le massacre de trois cents de ses frères de race, portait aussi le nom d'homme.
Abdelkader Souani a-t-il des remords ? Ou de la stupéfaction à découvrir qu'après avoir exécuté un si parfait travail il est désavoué par ses chefs effrayés d'entendre le bruit que font ces morts ?
Assassinés, mutilés, dépecés, broyés dans l'engrenage de la violence, il ne manqnait à ces cadavres bruns reniés par leurs auteurs, à ces suppliciés devenus de la chair à communiqués, que de baigner dans des larmes de crocodile. S'emploient soudain à « respecter la douleur des familles des victimes » ceux qui enverraient volontiers ad patres non pas trois cents mais trois cent mille musulmans, si cela pouvait se faire sans qu'ils y mettent eux-mêmes la main.
Nous savons encore ce que signifie la mort d'un ami ; nous ne saurons bientôt plus ce que signifie celle d'un homme, ce qu'est un homme ni un petit d'homme, de quelles larmes, de quel amour, de quelles souffrances, de quels espoirs est tissée la plus misérable d'entre les vies d'hommes. Nous ne savons déjà plus frémir d'horreur lorsque les morts anonymes ne vont que par trois.
Que le massacre d'un innocent, quels que soient la couleur de sa peau et le Dieu qu'il prie, continue à nous plonger le cœur dans l'ombre, c'est peut-être ce qu'il nous faut le plus âprement préserver.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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