La lettre de ''L'Express''

Décrit l'irruption dans les bureaux de L'Express, d'un jeune militaire venu dénoncé les atrocités commises en Algérie. Explique ne pouvoir reproduire dans ces colonnes ce qu'il a raconté.
Un soleil affectueux perce les vitres. Une jeune secrétaire rêve en feuilletant un magazine... L'atmosphère est légère, détendue. Les garçons sont aimables, les filles ont des blouses fraîches. L'une d'elles raconte, scandalisée, sa visite au « Club James Dean ». A la « une » de « France-soir », que l'on apporte, Rainier et Grâce de Monaco sourient.
Nous nous amusons, en lisant l'article d'Alfred Sauvy, de la verve, de l'indignation juvénile, de la véhémence que cet homme qui n'est plus tout jeune sait conserver dès qu'il s'intéresse à un sujet. Et puis, soudain, le drame entre dans mon bureau.
Un visiteur arrive d'Alger. Il ne convient pas de donner son nom, ni même de le décrire.
Simplement : c'est un Monsieur. Un monsieur calme, très calme, strictement vêtu de sombre. Il est Français. D'une voix tout unie, presque monotone, presque impersonnelle, il parle. Dans quelques heures il rejoindra cette terre algérienne à laquelle il est profondément attaché.
Il ne peut pas écrire : son courrier est intercepté.
Il ne peut pas téléphoner : sa ligne est écoutée. Alors, il est venu.
Il a le sentiment qu'à Paris les hommes qui sont ou qui devraient être les plus exactement informés se bouchent les oreilles, se bandent les yeux — parce qu'elle doit être intolérable cette réalité algérienne, lorsqu'on en porte fût-ce une parcelle de responsabilité.
Ce soir, il sera à Alger. En rentrant chez lui, il sera peut être abattu par son chef d'îlot, qui a droit au port d'armes, et qui se ferait une joie de le confondre, la nuit venue, avec un terroriste ; il peut être interrogé par les paras.
Interrogé n'est pas le mot qu'il emploie, malgré l'extrême modération de son vocabulaire.
Mais son problème personnel lui paraît de peu de poids. S'il l'évoque, c'est pour bien faire comprendre pourquoi les Groupes de Protection Urbaine (G.P.U.) on les appelle déjà, dit-il, Guépéou.
Il n'élève pas la voix, il raconte. Et ce qu'il dit, il ne demande pas qu'on l'imprime. Non. Juste qu'on le sache, que quelques hommes le sachent, ceux qui — bien ou mal — incarnent aujourd'hui la France et dont il ne peut pas arriver à croire qu'ils s'endorment le soir, s'ils savent ce qui se commet en son nom.
Un cycliste apporte une enveloppe. C'est l'article de François Mauriac, en forme de lettre à l'auteur de « Contre la Torture ».
La police ? Mon visiteur a un bref sourire. Aujourd'hui, tomber entre les mains de la police, pour un suspect, c'est ce que l'on peut appeler une chance.
Nous restons silencieux, comme absorbés par notre honte... et par nos souvenirs.
Le visiteur se lève, presque confus de cette pierre noire qu'il vient de déposer.
De ce qu'il a dit si précisément, rien ne peut être reproduit ici cette semaine. Mais d'autres que nous l'ont entendu. D'autres, qui assument dans ce pays des charges. Immenses. Ceux-là savent maintenant, s'ils l'ignoraient, de quoi ils se rendent coupables, de quel signe d'infamie ils ont marqué les jeunes hommes qu'ils abandonnent à l'instinct de violence et qui auront le droit de venir leur dire un jour : « Voilà ce que vous avez fait de nous... »
Bonne nuit messieurs, ô ministres intègres...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express