Le drame inutile

Après la publication de l'essai de Jacques Derogy « Des enfants malgré nous », revient sur le drame que représente l'avortement en France.
« Des enfants malgré nous »... Sons ce titre, M. Jacques Derogy vient de publier aux Editions de Minuit un plaidoyer documenté en faveur du contrôle des naissances.
De l'obscure fraternité qui lie les femmes dans la peur et dans le sang, il expose impitoyablement le plus morne aspect : l'avortement, tel qu'il se pratique aujourd'hui en France.
Les chiffres avancés — et jamais contestés — sont tels, que Pol en arrive à se demander non plus combien de femmes l'ont subi ou le subiront, mais à combien il a été épargné.
Selon les évaluations les plus optimistes, huit cent mille sollicitent chaque année cette mutilation et l'obtiennent, parce que le désespoir toujours l'emporte sur les lois, qu'elles soient morales ou juridiques.
Et dans cet arsenal d'aiguilles à tricoter, de tringles et d'eau de Javel où elles puisent le droit de ne pas être condamnées à la maternité, vingt mille récoltent chaque année le droit de mourir.
Ne parlons pas des cicatrices que cette expérience laisse ailleurs que dans le corps des femmes ; c'est encore un autre problème.
C'est donc le bilan d'un drame joué à l'échelon national que dresse M. Jacques Derogy ; aura-t -il l'audience qu'il mérite ?
Il serait intéressant de rechercher les raisons profondes pour lesquelles les mieux informés, et plus particulièrement tant de médecins déclarent : « Oui, c'est horrible », mais le disent assez bas pour avoir l'assurance de n'être pas entendus.
Peur des lois ? Allons donc ! Il n'est interdit à personne, au demeurant, d'exposer les faits, quitte à se couvrir, par les conclusions les plus conformistes.
Mais non. On se tait... On glisse... On préfère ne pas y penser et si l'on est confronté malgré soi avec un drame individuel, l'oublier le plus vite possible, l'enterrer dans la zone noire de la mémoire.
Peut-être est-ce parce que les hommes ont toujours eu beaucoup de courage pour supporter les malheurs des femmes. Et les femmes beaucoup de répugnance à évoquer un acte qu'aucune n'envisage sans révolte et sans honte.
Il faut préciser à ce propos que toutes les enquêtes menées sur la condition de celles qui refusent un enfant donnent un énorme pourcentage (de 65 à 85 % selon les cas) de femmes mariées agissant toutes d'accord avec leur mari.
Si donc certains se sentent le cœur de vouer à l'enfer en même temps qu'aux avorteuses les jeunes filles « de mauvaise conduite » on aimerait savoir comment les mêmes envisagent la bonne conduite de la part des épouses légitimes.
Y a-t-il quelque espoir de voir jamais la France s'aligner dans ce domaine sur les pays civilisés où l'avortement, sévèrement réprimé, est pratiquement inexistant parce que les moyens sont donnés, qui évitent d'avoir à y recourir ?
Dans une seule hypothèse. Que tous ceux qui s'insurgent contre une législation aussi sotte qu'inefficace aient la force de le dire, de vaincre ce désir que l'on a, en face d'un tel sujet, de ne pas s'en mêler.
Je ne l'aborde pas ici, pour ma part, avec joie. Mais les événements d'Italie viennent de montrer le chemin.
Après deux ans de lutte, un groupe d'écrivains, de professeurs, de médecins, de journalistes, renonçant à obtenir du Parlement la moindre manifestation de courage, a fait ouvrir, en contravention avec la loi, un centre privé où les consultantes peuvent, tout comme en Angleterre et en Amérique, recevoir les conseils et les moyens nécessaires pour échapper à la maternité forcée.
Y a-t-il un gouvernement qui oserait emprisonner deux cents personnes, connues de surcroît et coupables seulement de vouloir considérer les femmes autrement que comme du bétail et les enfants autrement que comme des accidents ?
Laissons la pureté aux purs, aux hypocrites la possibilité de se voiler la face en criant bien haut leur indignation et aux bien-pensants la défense d'une société aussi indulgente à l'homicide délibéré qu'impitoyable à la fécondation involontaire.
Ne restera t-il pas deux cents personnes en France pour dire à haute voix où est le scandale et que nous en portons tous la responsabilité quand nous hésitons à le dénoncer ?
Ceux qui reculent trouveront, hélas, dans le livre de M. Jacques Derogy de quoi vaincre leur plus intime résistance.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express