Reportage placé en miroir du reportage d'un autre collaborateur trouvant la Côte d'Azur ennuyante. Sur les moeurs de la société tropézienne
Excusez-moi, je n'ai rencontré ni prince, ni vedette, ni magnat sur la Côte d'Azur. Ils y sont certainement, puisqu'on les y a vus. Mais, pour les voir, il faut activement les chercher. Pour les chercher, il faut avoir grande envie de les voir.
Eux n'y tiennent guère... Je n'y tenais pas davantage. Ce fut délicieux.
Mme Garbo, M. Ali Khan et moi pouvons vivre pendant dix ans entre Menton et Toulon sans nous gêner le moins du monde.
Chacun sa côte.
La mienne s'enroule autour de Saint-Tropez. Si vous venez, on vous accueillera poliment. C'est-à-dire que personne ne s'occupera de vous.
Il n'y a aucun moyen connu de se faire remarquer à Saint-Tropez. Aux environs du 15 août, seul un épiderme nacré peut, à la rigueur, attirer l'attention.
J'ai vu trois créatures blond platine circuler, toute radio hurlante, dans une Cadillac bleu de ciel, sans provoquer un regard intéressé. Elles sont parties, écœurées. J'ai vu Marcel Aymé déambuler sans qu'on lui accordât un murmure. Il est resté enchanté.
Lorsque quelqu'un vous observe, c'est qu'il n'est pas du pays. Il est venu, de Sainte-Maxime ou du Lavandou, de Beauvallon, de Cannes même, pour se faire une opinion, pour voir les « existentialistes », comme on écrit aujourd'hui quand on désigne un individu mal lavé.
Il voit cinq terrasses de café, vingt yachts majestueux alignés le long d'un quai mangé par deux cents voitures, quelques ruelles sombres sillonnées par des chats maigres et des jambes nues. Encore des jambes nues. Nues jusque-là où on ne peut plus être nu. De jolies jambes nues et de moins jolies, des velues et de moins velues.
Alors, il murmure :
— Quoi ? C'est ça Saint-Tropez ?
Et il repart, déçu, vers l'une de ces plages rassurantes où un casino, un hôtel moderne et quelques pédalos justifient les frais qu'il a engagés pour ses vacances.
Pendant le pont du 15 août, le visiteur s'est multiplié par mille. Il a été agressif, tonitruant, agité et suant.
Le Tropézien, animal sauvage et prudent, s'est retiré dans ses mers, attendant que 15 août se passe et que les envahisseurs aillent faire les Farouk ailleurs.
Saint-Tropez n'est pas une villégiature, c'est un vice. Quand on l'a contracté, on ne guérit jamais.
Pauvres un peu, beaucoup ou pas du tout, ce sont toujours les mêmes qui reviennent chaque année, qui chaussent leurs Spartiates, qui enfilent un vieux short décoloré, qui disent tous les jours : « Il faudrait tout de même que
j'aille à la poste... » ou « On devrait faire un tour à Cannes. On ira demain. »
Au bout de quinze jours, ils se décident parfois à mettre une lettre à la boîte. Mais jamais à sortir de leur trou.
Les sandales Spartiates leur donnent à tous la même démarche, la même foulée un peu lourde.
— Ça ne vous fait pas mal, cette patte, entre les doigts ?
Celui qui pose cette question, on le toise avec pitié. C'est « un étranger », un de ceux auxquels on dit :
— Nous vous retrouverons à la plage, c'est ça.
Et comme il y a des plages tout autour de Saint-Tropez, il faut une vraie malchance pour que l'importun vous retrouve.
La vraie courtoisie consiste à ignorer son voisin
La courtoisie a ses rites. On ne va jamais les uns chez les autres sans y être très particulièrement invité ; on ne donne pas son adresse non plus. Quand un ami est signalé, on croise, vers sept heures, devant la terrasse du pâtissier Sénéquier. S'il a envie de vous voir, il y sera et boira avec vous un lait à la framboise.
Sinon, il passera en faisant un petit signe amical qui signifie : « Ce n'est pas une raison parce que nous sommes tous les deux à Saint-Tropez pour que nous nous supportions mutuellement. »
Cette année, les indigènes se plaignent de manquer de clients parce que l'été clément a privé la Côte de l'un de ses attraits : le beau temps assuré, quand il pleut ailleurs.
Qu'on puisse, en cherchant bien, trouver une chambre libre, leur est une insulte. Ils ont si bien pris la douce habitude de se faire supplier en toutes langues.
De grosses voitures nickelées, venant de tous les pays, circulent pourtant nuit et jour dans les rues moins larges qu'elles, frôlant de noires paysannes hostiles, mais résignées, assises devant leur porte.
Mais ces voitures tournent en rond, autour de l'ombrageuse presqu'île, et n'en sortent guère.
Saint-Tropez est, à ma connaissance, le seul point de la Côte où ne sévit pas la manie déambulatoire qui transforme la Corniche en Champs-Élysées des heures d'affluence.
On vient voir les Tropéziens que l'on voit peu parce qu'ils se cachent dans leurs villas ou leurs chambres meublées, mais eux ne se dérangent pas.
Que cherchent-ils, les autres ?... Ils ont dans les oreilles ce cliquetis de milliards et de robes pailletées, ils ont devant les yeux ces ruisseaux de Champagne, ils ont dans la mémoire ces récits d'orgies qui accompagnent, de plage en plage, la légende de la Côte d'Azur.
Mais — curieux phénomène — l'endroit où l'on se trouve n'est jamais celui où ces choses se produisent.
La qrande vedette est toujours partie la veille... Le gros joueur n'est justement pas venu jouer ce soir-là... Le grand gala aura iieu dans trois jours... Les belles filles se sont couchées tôt. Avec les beaux garçons, probablement, puisqu'ils ne sont pas là non plus.
Il reste, comme partout, des jeunes qens et des jeunes filles qui dansent comme tout le monde, en buvant des jus d'ananas, des enfants qui ne veulent pas aller se coucher, des parents qui vont perdre mille francs à la boule ou à la roulette...
Seul le ciel met tous les soirs son habit de gala pour faire danser les étoiles filantes sur la voie lactée.
La disparition brutale du riche Egyptien a porté un rude coup aux espoirs des demoiselles avides de protection.
Il arrive, d'ailleurs, qu'ayant laborieusement réuni de quoi descendre sur la Côte pour y trouver l'homme qui les fera monter, les petites chercheuses d'or rencontrent un aimable maître-nageur ou un sympatnique campeur dans les bras de qui l'été passe vite. Et c'est bien plus gentil comme ça.
La Côte est ainsi faite qu'on s'y ennuie souvent avec un yacht, dix-huit robes du soir et de la langouste à volonté, mais qu'on peut y passer des jours délicieux avec un maillot de bain, un short et des tomates.
« A partir de trente ans, on a la gueule qu'on mérite. »
L'échelle des valeurs se monte ici à l'envers. C'est sur la route, ou dans le train qui transporte les touristes, que le renversement se fait à leur insu.
Mettez gare de Lyon dans un wagon-lit un monsieur important, intelligent et fortuné ; une dame élégante, cultivée et blonde.
Retrouvez-les le lendemain sur une plage de la Côte. Qu'en reste-t-il ? Quelques bourrelets honteux.
La richesse, ici, c'est le cuivre de la peau. La puissance, c'est sur des skis nautiques qu'elle se mesure. L'intelligence... à quoi cela sert-il au juste ?
Chaque mètre carré de sable chuchote la parole du peintre Degas : « A partir de trente ans, on a la gueule qu'on mérite... »
— Je ne comprends pas que vous aimiez ce pays, m'a dit une jeune femme irritée. On ne fait rien et on y meurt de chaleur.
Cette jeune femme a un teint de lis. C'est tout. Le soleil la transforme d'abord en écrevisse, et l'huile en oignon frit, situation humiliante quand on passe pour jolie. Si elle se hâlait bien, elle trouverait la Côte pleine de charmes.
Les « anticôtes » se recrutent toujours parmi les blancs fragiles. Les « procôtes » parmi les durs de cuir
Entre anticôte et procôte, le fossé est infranchissable. N'essayez jamais de l'enjamber et de persuader un anticôte qu'il passera d'excellentes vacances à l'ombre des palmiers.
Vous passeriez les vôtres à entendre vanter les mérites de la Normandie et les délices du bain glacé qui vous coupe la respiration - oui - mais - après - on se sent si bien.
Seuls les procôtes connaissent la douceur des jours qui s'étirent, tissés de cette lumière à laquelle les plus sombres problèmes s'évanouissent et les plus grandes vedettes rapetissent.