Quatre heures après, j'avais le ventre ouvert...

FG relate son expérience personnelle. Opération en urgence pour une hémorragie interne.
Un dramatique reportage vécu de Françoise Giroud

Les lecteurs de « France Dimanche » ont pu constater et déplorer, depuis plusieurs semaines l'absence de notre excellente collaboratrice Françoise Giroud. Terrassée en pleine activité par une maladie subite, Françoise Giroud avait dû être opérée dans les deux heures. Aujourd'hui convalescente, elle retrace pour vous ce drame qui peut arriver, chaque jour, à n'importe quel homme et n'importe quelle femme : la crise subite, l'opération immédiate qui vient brusquement menacer votre vie et interrompre votre activité. C'est un reportage vécu et saisissant qui intéressera tout le monde.

Quatre heures après, j'avais le ventre ouvert...

Alors, vous avez passé de bonnes vacances ? A cette petite phrase que j'entends plusieurs fois par jour parce que j'ai déserté les colonnes de « F. D. » depuis quatre semaines, je vous demande la permission de répondre ici.
Parce que si on me pose encore une fois cette question, je risque de me livrer à des actes d'une extrême violence sur la personne de mes interlocuteurs.
Ces « bonnes vacances » ont commencé par un joli dimanche ensoleillé. Depuis quelques jours, les rues de Paris étaient couvertes d'affiches conseillant fortement aux électeurs du 2e secteur de voter pour le docteur Charles Claoué.
Que ce célèbre chirurgien esthétique n'ait pas été élu prouve d'ailleurs que le deuxième secteur compte un minimum de nez agressifs et de seins qui ne le sont plus. Mais ce dimanche-là, les jeux n'étaient pas encore faits et j'avais rendez-vous avec le docteur Claoué que F. D. voulait vous présenter.
Praticien véhément au visage d'Hitler bordelais, le docteur. Claoué était si profondément requis par ses préoccupations électorales et passionné par l'exposé de son programme politique qu'il eut à peine un regard pour le nez — honorable — que je voulais fourrer dans ses affaires.
En d'autres circonstances, le médecin eût peut-être remarqué que ce nez prenait un air pincé et que j'avais quelque peine à soutenir, debout, une conversation sensée.
Pendant qu'il me faisait impitoyablement monter et descendre des escaliers pour visiter son installation, j'ai failli lui dire : « Docteur, excusez-moi, je me sens très mal... »
Mais allez donc faire ce genre d'aveu à Napoléon le matin du 18 brumaire !
— Savez-vous, m'expliquait-il, qu'il y a six millions de consultants par an en France ?
Non. Mais je sentais qu'il allait y en avoir 6 millions et un, dans un instant, que la courtoisie et la conscience professionnelle étaient en train de se diluer dans la douleur.
Au moment où je crus enfin pouvoir prendre décemment congé, le docteur Claoué posa sur moi son regard noir perçant.
— Ça y est... me dis-je. Il a compris... Il va peut-être me proposer une chaise, un verre d'eau...
Mais, cramponnée à la rampe de l'escalier, j'ai entendu seulement :
— Vous ne serez pas trop méchante pour moi, n'est-ce pas ?
Je n'ai pas répondu. A quoi, bon ? Sans être médecin, je commençais à pressentir que mes chances d'être un jour méchante ou bonne avec qui que ce soit étaient sérieusement compromises.
Bref, quatre heures après, j'avais le ventre ouvert et les yeux fermé. C'était par un beau dimanche ensoleillé.
Une table d'opération, une piqûre au poignet... Le temps de penser : « Je ne m'en sortirai pas... » parce que j'emporte dans la nuit de l'anesthésie le regard embué d'angoisse de mon médecin... Et puis, très loin, très floue, une voix qui dit : « Elle est sauvée. »
Quand on est jeune et bien portant, on a une stupide propension à considérer que la mort est une chose qui ne peut arriver qu'aux autres.
Quand on vient d'y échapper, on a une non moins stupide propension à considérer que l'on est le héros d'une aventure exceptionnelle.
Survient alors une série d'événements humiliants. D'abord, peut-être, avez-vous remarqué que quel que soit le mal dont on souffre, il y a toujours dix personnes dans vos relations qui en sont ou qui en ont été atteintes.
Non seulement elles vous privent du bénéfice de l'originalité, non seulement elles réduisent votre cas à un minuscule incident, mais elles écourtent le récit de vos maux pour mieux vous infliger l'exposé historique de « leur » opération.
Ensuite il y a le chirurgien. Dans son univers, il faut se résigner à être situé entre un estomac et une prostate.
Passant en coup de vent, il annonce :
— J'ai fait quatorze interventions aujourd'hui...
Cinq hier, dix demain... De monde qui semblait peuplé de gens actifs et bien portants ne serait-il peuplé que d'opérés ? Et au pays des opérés, personne n'est roi plus d'une heure.
— De quoi vous a t-on opérée ? me demande l'infirmière qui vient prendre son service.
J'articule péniblement :
— Hémorragie interne...
— Ah bon ! dit-elle.
Comment « bon ? » Et v'lan une piqûre à droite, et v'lan une piqûre à gauche. Sa coiffe vacille entre deux roses rouges.
Soixante heures après, émergeant enfin d'un brouillard de douleur et de morphine, je parviens à penser :
— Le plus dur est passé... Les méthodes modernes sont vraiment admirables... On a réussi à réduire au minimum la souffrance... Tout cela est pénible, mais, tolérable...
Je ne savais pas. Je ne savais pas qu'une charmante jeune femme blonde allait entrer et me dire, d'une voix douce :
— Maintenant, il faut essayer de vous lever...
— Me lever ? Voyons, mademoiselle, ce n'est pas le moment de plaisanter. Je peux à peine parler !
— Si, si, dit-elle. Les ordres du docteur sont formels... Il faut vous mettre debout.
Tout le monde a eu, dans sa vie, l'occasion de faire connaissance avec la souffrance physique. Celle que l'on vous inflige avec la méthode du « lever précoce » est d'un raffinement à peine imaginable. C'est à peu près comme si l'on vous disait : « Mettez votre main dans le feu, je vous prie, et laissez-là un moment... »
Le geste, l'effort que l'on vous demande de faire, c'est celui que l'instinct le plus primitif vous commande d'éviter. Supporter sa douleur, soit, mais la provoquer ?
Voilà. Je suis debout. Je vous hais, mademoiselle. Si j'en avais la force, je vous giflerais, je vous jetterais par terre, je...
Evanouie. C'est fini pour aujourd'hui. Je me réveille en pleurant, et j'ai eu deux enfants sans pleurer. Le jeune femme blonde impassible, inhumaine, sort en disant avec un joli sourire :
— A demain...
J'entends qu'elle frappe à la porte de la chambre voisine. Toute la matinée, du haut en bas de la clinique, elle martyrise. C'est son métier. Elle est kinésithérapeute... Ça se prononce « sadique ».
Il faut bien avouer que les résultats de cette thérapeutique
sont étonnants. Les jambes en coton, la tête qui tourne, tous ces petits malaises qui suivent la plus innocente des grippes, sont éliminés. Les muscles sectionnés se retendent plus vite qu'après une simple maladie et enfin, le « lever précoce » écarte le danger de phlébite qui menace les opérés et les accouchées.
La phlébite est devenue le cauchemar des chirurgiens. On a remarqué, paraît-il, que ce très grave accident circulatoire était infiniment plus fréquent depuis la guerre, particulièrement aux Etats-Unis.
Selon certains médecins ce sont les antibiotiques — pénicilline, auréomycine, etc. — qui provoquent un épaisissement du sang.
Voilà ce que vous expliquent les chirurgiens qui sont pour. Ceux qui sont contre haussent simplement les épaules en disant :
— C'est de la folie...
Mon infirmière regarde la kinésithérapeute d'un mauvais œil, l'œil du cycliste que double une voiture de course.
Les hasards de l'urgence et du dimanche réunis m'avaient conduite dans une clinique plus particulièrement réservée aux futures mères.
Elles sont gentilles, les futures mères de notre époque. J'en ai vu, par la porte-fenêtre de ma chambre, arriver une bonne dizaine. Souriantes, descendant sans faire d'embarras d'une voiture ou d'un taxi, nullement gémissantes...
Mais les pères! Ah! le joyeux spectacle que je leur dois... Il faisait chaud, alors ces messieurs attendaient dans le jardin en échangeant leurs impressons.
Il y a toutes sortes de pères en puissance. Le père important, le père inquiet, le père fatigué, le père blasé qui en est à son quatrième, le père vacillant qui ne supporte pas l'odeur d'une clinique.
Le premier jour, ils sont nerveux... Le deuxième jour, ils - sont ivres d'orgueil, le jour du départ ils sont soucieux : les ennuis commencent.
C'est encore un dimanche que l'on m'a permis de quitter la clinique sur une civière. Dehors il faisait doux et beau... Les passants n'avaient pas du tout l'air de réaliser par quel miracle ils pouvaient sans douleur et sans même y penser avancer la jambe gauche, puis la jambe droite, puis la jambe gauche...
Chez moi, le téléphone a sonné. J'ai répondu.
— Je vous appelle, depuis trois jours, a dit une voix désagréable. C'est au sujet de la facture concernant... »
La facture. Au fond, ils n'ont pas tellement tort ceux qui me demandent : « Alors, vous rentrez de vacances ?... »

Mardi, octobre 29, 2013
France-Dimanche