Description du monde de la haute couture française : ses grands couturiers et leurs créations
Paris compte officiellement 120 grands couturiers qui font ensemble travailler douze mille ouvrières.
Un grand couturier, c'est un monsieur, ou une dame, ou un compromis des deux, qui crée deux fois par an un certain nombre de robes réunies sous le nom de collection.
Une femme qui s'habille dans une grande maison a donc, théoriquement chaque saison, le choix entre huit mille modèles.
En fait, sur ces 120 créateurs d'appellation contrôlée, il y en a vingt qui créent et cent qui font comme si. En fait vingt couturiers se partagent quinze mille clientes françaises et les deux milliards que leur laissent chaque année les acheteurs étrangers.
Pour entrer chez l'un de ces vingt couturiers, il faut une carte d'invitation.
Pour recevoir cette carte, il faut être connu.
Pour y être connu, il faut y être venu.
Pour y être venu, il faut y être entré.
Pour entrer, il faut... C'est l'histoire du capitaine des pompiers, celui qui en pleurait dans son casque.
Les femmes n'en pleurent pas, mais il arrive qu'elles en trépignent d'envie et d'énervement.
Pourtant, pour franchir ce seuil sacré, il y a un truc bien simple : c'est de demander avec assurance la vendeuse de Mme de Rothschild. Il y a toujours une Mme de Rothschild qui s'habille là où l'on veut pénétrer.
Dior et Balenciaga se partagent le privilège d'être les couturiers les plus chers de Paris.
Le premier reçoit dans un hôtel particulier de l'avenue Montaigne et présente dans des salons gris-perle des collections de cent cinquante modèles sur dix mannequins particulièrement méprisants.
L'ensemble constitue toujours un spectacle éblouissant mais dès qu'une robe passe du corps du mannequin à celui d'une cliente, l'infortunée s'aperçoit qu'il lui manque dans les jambes les dix centimètres qu'elle a en trop autour de la taille.
Dans ces robes incopiables et construites comme des immeubles, les femmes paraissent l'âge qu'elles ont et personne ne pourrait songer à les appeler « Mon Lapin ».
Le crédit, les prix de faveur et les starlettes y sont inconnus. C'est le couturier des épouses légitimes et des
ambassadrices, des femmes qui ont un chauffeur ou qui tiennent à en avoir l'air des pieds à la tête.
Mais ce qui coûte quatre-vingt mille francs au premier étage, n'en coûte plus que quarante mille au rez-de-chaussée dans ce qu'on appelle « la boutique ».
Là, outre les « frivolités », on trouve la mode de Dior simplifiée mais toujours empreinte du bon goût propre à son créateur.
L'atmosphère de la maison est digne, courtoise. Christian Dior ne s'y montre pas plus qu'aux cocktails ou aux générales.
Balenciaga officie avenue George V. On a surnomme cet Espagnol hautain « le moine de la couture ». Ses clientes forment une secte, sa maison est un temple de satin blanc où des vendeuses extatiques n'agréent les fidèles qu'après confession.
Des mannequins rigides au visage ingrat présentent des robes fabuleuses et tragiques. On ne s'habille pas chez Balenciaga pour être jolie, moins encore pour être charmante.
Balenciaga, c'est l'élégance dans toute sa rigueur. Les femmes sont des cintres auxquelles il accroche ses robes qui ne se démodent pas parce qu'elles ne font aucune concession à la mode.
On ne choisit pas chez lui des robes qui vous vont bien. On s'y habille si l'on va bien à ses robes d'une richesse suprême, celle qui consiste à avoir l'air pauvre.
La Duchesse de Windsor est l'une de ses meilleure clientes. Les nouvelles venues y sont froidement reçues dans des salons trop petits par des vendeuses méfiantes.
Cristobal Balenciaga lui-même est invisible.
Il n'habille pas d'actrices et une femme qui commande pour la première fois chez un grand couturier n'a jamai envie de ses robes.
En revanche, elle a toujours envie d'aller chez Fath.
Jacques Fath est un homme gai qui fait des robes gaie dans une maison gaie pour des femmes gaies.
On peut s'habiller chez lui à 18 ans. Il vaut mieux ne pas tenter l'expérience après 50. Sa cliente type c'est « la Parisienne » telle qu'on se la représente, avec ses hardiesse et son pas vif.
C'est le couturier qui sait jusqu'où on peut aller trop loin. Dans ses salons verts de la rue Pierre-Ier-de-Serbie,
on rencontre beaucoup de grandes vedettes qui l'appellent « Jacques » et de princesses qu'il appelle par leur prénom.
Ses mannequins sont jolis, ses vendeuses sont jeunes, sa maison est bruyante. Il habille les femmes pour qu'elles donnent aux hommes envie de les déshabiller.
Si Fath représente Paris, Piguel représente la France. Parmi les « grands » il joue le rôle du mari, celui auquel on revient toujours après avoir fait des folies ailleurs.
Dans sa maison beige du Rond-Point des Champs-Élysées, les vendeuses ont de l'expérience, les coupeurs aussi et les clientes également.
C'est la maison du bon ton, des femmes du monde, de celles dont le linge, qu'on ne voit pas, est aussi soigné que les robes que l'on voit.
Tout y est sûr : le goût et l'heure de l'essayage. Sa « boutique » est l'une des meilleures de Paris.
De l'autre côté du Rond-Point, Mme Carven habille les femmes petites de jolies petites robes. C'est le couturier de celles dont on dit: « Elle est charmante... » et dont on pense : « Elle est bien roulée ».
Ses mannequins sont ravissants et l'on a l'impression (peut-être fausse mais réconfortante) qu'on pourrait leur ressembler.
C'est la maison des jeunes femmes qui viennent en conduisant elles-mêmes leur petite voiture, des jeunes vedettes aux seins hauts et de toutes celles qui empruntent, pour paraître dans des galas, des robes du soir de fille-fleurs.
On s'habille faubourg Saint-Honoré chez Jeanne Lanvin quand on est la femme d'un grand industriel ou qu'on se marie à Saint-Honoré d'Eylau. C'est la maison qui fit pendant de longues années le plus gros chiffre d'affaires parce qu'on y venait de tous les coins du monde avec la certitude de ne pas se tromper.
L'immeuble, les salons, les clientes et jusqu'au portier galonné, tout y est cossu. C'est la maison des femmes qui ne commandent une robe que lorsqu'elles peuvent en payer deux.
Jeanne Lanvin ayant disparu et avec elle le souffle créateur, sa fille, la comtesse de Polignac, a engagé un très célèbre et bouillant modéliste : Antonio de Castillo. Le mélange n'est pas encore au point.
Les tailleurs classiques et les manteaux de daim se commandent un peu plus loin, chez Hermès. On les porte dix ans, et puis on revient. Les couturiers passent, les vedettes naissent et meurent, les industriels s'enrichissent et se ruinent, les modes se font et se défont : Hermès reste.
Les robes du soir savamment drapées en de longs plis harmonieux se commandent en face, chez Grès. On les porte quinze ans et puis on revient.
Avenue Matignon, ils sont cinq.
Une entreprise familiale, Jacques Heim, habille les jeunes filles de bonne famille et les mères de famille qui ont l'air de jeunes filles.
La maison a été fondée il y a 50 ans par Mme Heim mère. Tout y est « comme il faut », les robes et la clientèle où l'on porte beaucoup la particule. Heim fait un énorme effort pour établir des prix plus raisonnables que ses concurrents. ..
A côté Germaine Lecomte truste les vedettes qui ne veulent pas, et les bourgeoises qui ne peuvent pas faire des folies.
Un peu plus loin, Jean Dessès monopolise les altesses royales. La maison est noble, les robes aussi. Jean Dessès habille « riche » des femmes riches qui ont l'air de ne jamais sortir de chez elles avant quatre heures.
En face, Marcel Rochas vient d'engager un jeune modéliste américain qui ne peut pas le cacher.
Toutes les fois qu'on rencontre Mme Rochas on a envie d'aller commander une robe chez son mari, mais tout le monde n'a pas le physique de Mme Rochas.
De l'autre côté de la rue, Maggy Rouff présente dans des locaux particulièrement somptueux des robes bien faites dans lesquelles on ne risque rien. Manguin, rue François Ier et Paquin rue de la Paix en font autant tandis que, Place Vendôme, Mme Schiaparelli continue à lancer des flammes.
On peut sortir de chez Schiaparelli parfaitement ridicule ou parfaitement élégante, mais toujours avec la certitude de ne jamais passer inaperçue.
C'est le couturier de l'audace et des idées hurlantes mais quelquefois géniales, des femmes aiguës, sûres d'elles, des robes où il n'y a rien et que l'on préfère à tout, de celles où il y a tout et que l'on ne porterait pour rien au monde.
Sa boutique est particulièrement brillante.
La super-fantaisie se trouve aussi chez Pierre Balmain rue François-Ier. Le mieux est de l'y laisser et d'y chercher, entre les robes folles, les petits tailleurs sages et les petites robes jeunettes pour fausses ingénues.
On y habille de l'Américaine, de la vedette, on y est aimable, bousculé et distrait, on y travaille particulièrement bien la fourrure.
Enfin les robes de Jacques Griffe, qui vient de fusionner avec Molyneux, ont de l'esprit et dans les collections du dernier venu, Alwynn, il y a toujours cinq robes sur cinquante qui sont dignes de Fath et quarante-cinq qui sont dignes d'oubli.
Dans toutes les maisons de Paris, on sait faire des robes du soir fastueuses et on sait rater un tailleur : de toutes les maisons de Paris on peut sortir mal habillée ou parfaitement élégante.
Mais dans la franc-maçonnerie des « femmes qui s'habillent » on reconnaît une robe de grande maison à cinquante mètres et un tailleur de Dior ou de Balenciaga à cent mètres.
Et tandis qu'on le regarde sur toutes ses savantes coutures, l'homme qui vous accompagne se retourne pour suivre des yeux une ravissante personne qui a taillé jupe elle-même.
Mardi, octobre 29, 2013
Le Crapouillot
Mode