Sur un énième changement de gouvernement, présidence Auriol
Eh bien ! franchement, ce n'est pas la peine d'être président de la République pour n'avoir même pas le droit de se coucher avec deux comprimés d'aspirine quand on a mal aux dents. Si les socialistes avaient eu du tact, ils auraient attendu que la crise de M. Vincent Auriol fût guérie avant de déclencher la leur. On est toujours trahi par les siens.
Depuis qu'il m'a fait l'honneur de me recevoir — ainsi que quelques confrères — au palais de l'Elysée, j'ai découvert de visu que notre président est plein d'esprit et de charme. C'est vrai. Et puis il sait lire de bon cœur. Tandis que notre précédent président avait plutôt tendance à pleurer, si l'on en croit la légende.
Les photos que publient ces jours-ci les quotidiens et qui représentent M. Albert Lebrun le jour du mariage de sa petite-fille Anne-Marie avec un ancien de Polytechnique, sont nettement du type affligeant, une fois de plus. Pourtant, lui n'a pas d'ennuis. Il n'a pas mal
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aux dents, il ne voit pas M. Jules Moch tous les jours et il ne risque plus de perdre sa situation.
Il y a une quinzaine d'années, un dîner réunissait autour de lui tous les Polytechniciens de sa promotion. A la fin du dîner l'un des convives s'approcha de M. Albert Lebrun et lui dit:
— Je voudrais t'entretenir d'une chose grave... Je reviens d'Allemagne où j'ai lu Mein Kampf... Ce qu'Hitler y écrit au sujet de la France, doit être diffusé partout... J'ai établi une traduction, j'assume personnellement les frais d'une première édition, mais je ne peux pas davantage... Alors à toi, chef de l'Etat, je demande de faire tout ce qui est en ton pouvoir pour que ce livre édifiant soit largement répandu... Quand on lit par exemple que...
Mais M. Albert Lebrun le coupa, le regarda d'un air consterné et répondit :
— Comment, tu y crois, toi aussi ? Un esprit clair, positif ? Mais voyons, tu penses bien que si cet homme avait vraiment l'intention de réaliser un tel programme, il ne l'écrirait pas noir sur blanc !
Quinze ans plus tard, son interlocuteur était encore bouillant de rage quand il évoquait ce dîner dont il sortit à la fois furieux et antirépublicain. Colonel d'active très versé dans les affaires allemandes, il a eu le triste privilège de vivre assez longtemps pour voir Mein Kampf se réaliser point par point et son fils déporté. Sa famille (qui est aussi la mienne par alliance) en a conçu pour les présidents de la République en général, et pour celui-là en particulier, une méfiance sans borne.
Mais ce n'est pas une raison pour que je la suive sur ce terrain, et je persiste à penser que, lorsqu'un homme a atteint la plus haute charge de son pays, il devrait avoir le droit de demander qu'on évite à M. Queuille les écueils et qu'on repêche M. Petsche, jusqu'à ce qu'il soit lui-même en état d'avoir, avec les chefs politiques, des consultations plus profitables que celles qu'il demande à son dentiste.
Si j'osais donner un respectueux conseil à M. Vincent Au- riol, je lui dirais : « Monsieur le Président, avalez un bon bouillon de légumes et couchez-vous bien au chaud. Puis, écrivez sur différents petits bouts de papier les noms de tous ceux qui peuvent faire un président du Conseil convenable. Mettez ces papiers dans un chapeau — haut de forme pour faire plaisir à M. Dumaine, votre chef du protocole — secouez et tendez le chapeau à votre petit-fils (comme ça, il y aura au moins quelqu'un qui s'amusera) en lui demandant d'en choisir un. Puisque, de toute façon, on prend les mêmes et - on recommence, pourquoi souffrir inutilement ? »
Mais ceci est évidemment le point de vue imbécile de quelqu'un qui d'une part ne comprendra jamais pourquoi les raisons valables pour faire tomber un gouvernement cessent de l'être quand on en change, et qui, d'autre part, n'a jamais rien pu faire de bon avec une rage de dents.