Sur le manque de discernement du jury du Conservatoire « cette étrange école où travailler s'appelle jouer » pour dénicher les talents de demain et réflexion sur le talent
Aucun de ces garçons ne pourra gagner sa vie dans le métier d'acteur », déclara Robert de Flers il y a vingt-cinq ans, après avoir entendu Charles Boyer, Pierre Blanchar et Fernand Ledoux concourir au Conservatoire, tels ces jeunes gens qui tremblent cette semaine dans les coulisses de l'Odéon.
En somme, ce Flers manquait de flair. L'ennui est qu'il faisait précisément partie du jury, un jury qui renouvelle ses juges, mais pas ses gaffes, puisqu'il accorda en 1862 un premier prix à Mlle Lloyd et un deuxième prix à Mlle Bernard.
Celle-ci s'en contenta et faute de premier prix ajouta deux lettre à son nom : c'était, ce fut Sarah Bernhardt.
— Allons, allons ! un peu de courage !
Si le jury se trompait tous les ans, si tous les refusés aux concours d'entrée devenaient Louis Jouvet ou Ludmilla Pitoëff, si tous les blackboulés au concours de sortie devenaient Bernard Blier, la situation serait claire et les candidats évincés pourraient graver fièrement sur leur carte de visite : « Sans prix du Conservatoire ».
Seulement, de temps en temps, une Madeleine Renaud ou une Marie Bell sont justement couronnées. Alors, depuis des siècles et pendant des siècles, on verra encore, chaque année, de maigres jeunes gens et de nerveuses jeunes filles demander au Conservatoire, après trois ans d'études, la consécration officielle grâce à laquelle ils peuvent affirmer :
— L'Etat vous garantit que je sais jouer la comédie...
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On sait ce que valent les garanties d'Etat.
Mais leurs juges si décriés ne sont pas fakirs. Ils ne prévoient pas, ils voient. Et s'ils ne voient pas le talent, c'est peut-être parce qu'il n'y en a pas là où il y en aura.»
Le talent, c'est quelquefois une étincelle pure qui jaillit sans leçon, sans effort, c'est quelquefois Dominique Blanchar ou Edith Piaf. Là, personne ne s'y trompe.
C'est aussi, c'est souvent un long travail, une longue patience, une longue discipline, et c'est alors bien émouvant de voir le visage d'un grand comédien émerger lentement de l'image falote et maladroite de ses vingt ans.
Le talent, cela s'apprend aussi.
Qu'on ne galvaude pas, à l'usage de quelques jeunes personnes qui déclarent : « Je veux faire du cinéma », parce que le cinéma est à leur sens moins fatigant que la dactylographie et plus lucratif que la prostitution, ce titre de noblesse des bons ouvriers : comédien.
La foule qui ne réfléchit pas avec sa tête mais avec son cœur leur donne la gloire, la fortune et même un bel enterrement.
Elle leur pardonne leurs impertinences, leurs opinions, les
bêtises qu'ils énoncent parfois lorsqu'ils disent leur propre texte ; leurs folies. Elle sent confusément que les règles communes ne s'appliquent pas aux monstres.
Un soir, l'un des plus grands, Frédérik Lemaître, se produisit en scène dans un fâcheux état d'ébriété et injuria le public.
La salle gronda. Le directeur exigea que Lemaître présentât des excuses. Il bondit alors devant le rideau et déclara avec hauteur :
— Je vous ai traité d'imbéciles. C'est vrai. Je m'en excuse. J'ai tort,
Et à cette insolence suprême répondit un tonnerre d'applaudissements.
Les moins intelligents ont encore l'intelligence de leur métier. Les plus intelligents, comme François Périer, disent :
— Il n'y a pas de volupté plus grande que de faire rire une salle... De déclencher ce rire sciemment, de le sentir naître, s'enfler, éclater... De le retenir et de le provoquer encore... Après avoir connu ce moment, je veux bien mourir.
C'est à cette volupté qu'aspirent cette semaine quelques élèves du Conservatoire, cette étrange école où travailler s'appelle jouer.