Hommage à Marcel Cerdan
Bonjour, monsieur Cerdan.
Nous sommes quelques-uns — une minorité , — qui n'étions pas sur le trajet d'Orly à la place de l'Hôtel de Ville pour vous acclamer lorsque vous êtes passé, debout dans une grande limousine.
Personnellement, j'avoue que c'est par pur mauvais caractère. Depuis Munich, je n'ai jamais pu me résoudre à acclamer les hommes défilant debout dans les limousines noires, qu'ils soient ministres, maréchaux ou boxeurs.
Comme le chante votre amie Edith Piaf : « C'est physique.» Mais le cœur y était et l'ampleur de l'ovation qui vous accueillit me paraît moins surprenante qu'on ne l'a écrit.
D'abord, il est tout de même bien agréable de pouvoir crier « Bravo !» à un homme qui sait se servir avec un égal bonheur de la droite et de la gauche. Et jamais de l'une contre l'autre.
Ensuite, vos admirateurs pouvaient enfin applaudir un Français de tout leur enthousiasme sans risquer de se faire injurier, voire pendre un peu plus tard parce que ce n'était pas celui-là qu'il fallait applaudir.
Votre victoire, en somme, a fait plaisir à tout le monde.
Aux petits enfants, rentrant en classe avec gros cœur et gros cartable, qui ont déclaré à leur père :
— Tu vois !... Lui, il a quitté l'école à 12 ans et il fait encore plein de fautes d'orthographe. Ça ne lui a pas si mal réussi...
Aux grands enfants que vous avez vaincus quatre-vingt dix- sept fois en treize ans et qui se disent aujourd'hui :
— J'ai été battu, d'accord ! Mais par le champion du monde.
Aux bons catholiques lorsqu'ils ont appris que, après votre match, vous êtes tombé à genoux, vous avez fait le signe de croix de votre main droite tuméfiée et vous avez remercié Dieu en balbutiant une prière.
Aux gens distingués, parce qu'ils ont eu le sentiment de s'encanailler. Aux autres, parce que vous êtes un peu leur revanche.
Aux belliqueux, parce qu'ils aiment l'odeur de la bataille. Aux autres, parce que, s'il faut absolument qu'il y ait lui vaincu, on aime autant — n'est-ce pas ? — que ce soit le voisin.
Aux communistes, parce que vous avez cassé la gueule d'un Américain. Aux autres, parce que les premiers insinuaient déjà : « Cerdan en forme .., mais le juge unique est Américain » (Ce soir, 18 septembre).
Au fond du cœur de chaque homme, y aurait-il donc un petit drapeau qui sommeille et qui s'est mis à claquer au vent de votre victoire ? Là- bas on vous a surnommé ''le boxeur sentimental ''parce que vous répugnez, dit-on, à écraser vos adversaires. Ici, on vous appelle déjà Marcel tout court et l'on vous tutoie parce que vous êtes, en somme, de la famille.
D'une famille qui souffre singulièrement, semble t-il, de n'avoir pas plus de héros à accrocher sur la cheminée du salon.
Permettez que, à mon tour, je vous tire mon chapeau cloche. Parce qu'il n'est pas commun, de nos jours, de gagner de l'argent sans être suspect, de réussir sans être haï, d'être célèbre sans être pédéraste, d'être acclamé par les uns sans être insulté par les autres, enfin d'être honoré pour la simple raison qu'on a fait de son mieux son métier.
Qu ' importe si, maintenant, tous les petits garçons de ce pays rêvent de devenir à leur tour boxeur ? Boxeurs ou polytechniciens, l'important est peut-être simplement qu'ils ne se résignent pas, eux non plus, à voir plus tard, dans l'album du monde, leur photographie les montrant allongés dans la résine.
Mardi, octobre 29, 2013
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