Sur la pénurie d'essence, ironise sur le ministre de la production industrielle qui selon elle n'a pas réalisé qu'il faut de l'essence pour faire fonctionner une voiture
L'essence, à quoi cela peut-il bien servir ?...
par Françoise GIROUD
J'AI un conseil à vous demander. J'ai envie d'écrire au ministre de la Production industrielle pour lui faire une révélation importante qui peut bouleverser la vie de bien des Français.
Mais je me demande si cette révélation est opportune. Voici, en deux mots, de quoi il s'agit : je voudrais l'informer respectueusement que les véhicules automobiles de toutes marques marchent à l'essence.
Il ignore totalement ce détail, le cher homme. Vous pensiez peutêtre qu'il était au courant ? Quelle mauvaise opinion vous aviez de lui ! Et vous le supportiez ? Quelle faiblesse !
Le problème de l'essence vous paraît obscur ? Quand on a compris l'erreur de ce haut fonctionnaire, tout devient lumineux.
Vous ne me croyez pas ? Suivezmoi bien : .
1° Personne ne vous interdit d'acheter librement une voiture. Or, si le ministre pensait que, pour rouler, vous mettez de l'essence dedans, de deux choses l'une : ou il vous donnerait l'autorisation d'en acheter aussi, et ce n'est pas le cas, ou bien il vous demanderait à quel marché gris ou noir vous prenez l'essence avec laquelle vous roulez. Et il ne fait jamais preuve de tant de curiosité.
2° Chacun a le droit, ce mois- ci de toucher un bon de quarante litres, en échange d'un, certificat de domicile.
Si le ministre pensait que ces quarante litres vous serviront à rouler, il ne publierait pas, jusque dans les gazettes, qu'il vous les donne pour partir en vacances. En vacances où ? Avec une banale Citroën, quarante litres ne mènent pas à 400 kilomètres. Et une vieille coutume veut qu'une fois en vacances on en revienne..
3° Chaque étranger muni de son passeport et de 20 dollars peut acheter le plus légalement du monde 200 litres d'essence par mois.
Si le ministre pensait que lesdits étrangers mettront l'essence dans leur voiture, il leur demanderait probablement s'ils ont bien une voiture ?
Mais c'est une question que personne n'a l'indiscrétion de poser à nos visiteurs. C'est peutêtre pour cela qu'ils versent si volontiers cette essence dans le réservoir de l'automobile du premier Français qui a la présence d'esprit de les en prier. Généralement, c'est le directeur de l'hôtel où ils descendent.
Jamais les directeurs d'hôtel n'ont été aussi comblés.
4° A chaque occasion, les communiqués officiels proclament, statistiques à l'appui, qu'il n'y a pas assez d'essence en France pour rétablir l'allocation mensuelle de 20 litres.
Si le ministre savait que toutes les voitures qui roulent en dépensent au moins 30 litres par mois, il ne se donnerait pas le ridicule de prouver à tout un pays qu'il est le seul à ne pas les voir circuler.
Qu'est-ce que vous en concluez ?... Je crois que nous sommes d'accord : tout tend à prouver que le ministre de la Production industrielle; n'imagine même pas à quoi sert l'essence.
S'il savait, toutes ces mesures seraient absurdes.
Mais si vous admettez qu'il considère l'essence comme une variété de papier que ses services débitent gratuitement sous forme de « bons » à une catégorie d'individus appelés « prioritaires», pour que ceux-ci les revendent chèrement à une autre catégorie d'individus appelés « poires », qui en sont étrangement friands, tout devient clair, sinon logique.
Les quatre bons de dix litres que l'on distribue en ce moment, c'est une façon délicate de donner - à chaque automobiliste de la catégorie « poire » 5.000 francs pour ses vacances.
Le coup du passeport étranger,: c'est une façon discrète de conseiller aux Français .d'acheter des dollars au lieu de garder leurs francs. '
Tout ceci est plutôt gentil de la part d'un ministre.
S'il savait à quoi sert l'essence, il serait peutêtre un très bon ministre.
Alors, qu'est-ce qu'on fait ?...
On lui dit ?....
Evidemment, il peut se vexer. Reste à savoir s'il vaut mieux risquer de lui faire de la peine ou continuer à se faire rouler... pour rouler.
On peut employer la formule respectueuse : « J' ai l'honneur de faire savoir à Son Excellence... »
Le ton badin : « Connaissez- vous, monsieur, l'usage de ce produit inflammable... »
Le mode tragique : « Grâce, monsieur le Ministre ! Des automobilistes désespérés implorent de votre sagesse... » etc.
On peut aussi ne rien lui dire du tout et se résigner à payer une sorte d'impôt sur l'essence, comme on en paye un sur le sucre, comme on en paye un sur le beurre...
Mais, alors, pourquoi diable payer aussi des ministres ?