Sur les débuts imprévus de plusieurs grands comédiens
Trente-deux ans. Brun. Laid. Oreilles décollées. Maladroit. Voudrait jouer les jeunes premiers. Peut danser. Nom : Astaire. Prénom : Fred.
C'est le signalement qu'un metteur en scène donna, après un essai, du célèbre danseur Fred Astaire. Il figure encore dans les archivée de la société Universal, qui préfère ne pas en entendre parler.
Au début de beaucoup de carrières cinématographiques, carrières d'acteurs, de films, d'auteurs, il y a une erreur do jugement semblable.
Lorsque, petit acteur inconnu, Jean Gabin chantait l'opérette sur la scène des Bouffes-Parisiens, il était amoureux de la toute jeune et ravissante vedette du théâtre : Jacqueline Francell.
Il mit des gants blancs, se rendit chez le père de Jacqueline Francell — lui-même ténor connu — et lui dit, ému :
— Monsieur Francell, j'aime votre fille. Je voudrais l'épouser.
— Epouser ma fille, monsieur ? Vous n'y pensez pas. Elle sera la femme d'un ambassadeur ou d'un comédien illustre !
Et l'obscur Jean Gabin, navré, dut renoncer à épouser Jacqueline Francell.
Fernandel, lui, fut découvert par Marc Allégret au Concert Mayol. Il le fit tourner avec Sacha Guitry dans « Le Blanc et le Noir » et engagea vivement les producteurs du film à lui signer un contrat de longue durée.
— Combien, veut-il ?
— Trois cents francs par semaine
— Vous êtes fou ! Il n'en vaut pas la moitié déclara le producteur péremptoire.
Et Fernandel retourna au Concert Mayol.
L'année 1931 vit aussi les débuts difficiles d'un film devenu célèbre.
Le metteur en scène Pierre Billon se trouvait à Berlin. Un producteur, Franzos, lui propose de faire une version française d'un film allemand. Billon voit le film, crie au chef-d'oeuvre et conseille à Franzos de l'acheter et de le faire passer en version originale à Paris.
C'est Gustav Froelich qui en dispose.
Un groupe français dans lequel se trouvent Jean Murat et Rasimi, des tournées Rasimi, est également intéressé par le film. Froelich le vend, sous condition que le chèque lui parvienne le samedi au plus tard.
Entre temps, Franzos, poussé par Billon, fait à Froelich une offre supérieure. Le samedi, le chèque n'est pas arrivé, Froelich accepte l'offre. Et pour payer, Franzos, qui n'a pas d'argent, doit faire une collecte parmi ses amis.
Il ramène le film à Paris, le présente à tous les directeurs de salles, à tous les distributeurs. En vain. Tous le trouvent détestable.
Franzos commence à maudire Pierre Billon, qui l'a entraîné dans cette aventure. Enfin, le directeur du Théâtre de Paris accepte de louer le film pour une soirée.
Ce film, c'était « Jeunes Filles en uniforme »,
Marcel Achard pense encore avec effroi à cette soirée d'avril où l'on présenta à Paris le film tiré de sa pièce « Jean de la Lune »,
Tout le monde croyait à un « four », sauf le producteur, Georges Marret.
Achard n'osa même pas entrer dans la salle. Ses amis l'avaient d'ailleurs engagé à ne pas assister à la représentation, pour ne pas avoir « le chagrin d'entendre siffler sa pièce ».
Alors il alla boire dans un café voisin et, deux heures après, devant une pile de soucoupes, il apprit avec stupeur que le public avait fait un triomphe à « Jean de la Lune ».
Le metteur en scène, Jean Choux, était tellement honteux du film qu'il avait refusé d'y laisser son nom.
Enfin, Michèle Morgan faillit, elle aussi, rater ses débuts. On tournait le « Mioche ». Nadia Sibirskaïa était la vedette du film. Après quelques jours de prises de vues, metteur en scène et producteur décident de remplacer Sibirskaïa, comédienne excellente, mais à qui le rôle ne convenait pas.
Chaque journée d'arrêt coûte plusieurs milliers de francs. Il faut choisir d'urgence une nouvelle interprète.
Il y a dans la figuration une cinquantaine de jeunes filles, parmi lesquelles Michèle Morgan et Madeleine Robinson.
C'est cette dernière qui obtint le rôle.
Mais un régisseur débrouillard, Clément Ollier, faillit provoquer des débuts beaucoup plus sensationnels.
Il tournait à Nice. On lui demande dans les deux heures un figurant à barbe pouvant interpréter un petit rôle de ministre.
Il part et, dans la rue, rencontre un homme qui lui semble parfait.
Il l'accoste, lui propose 150 francs, 200 francs, 300 francs. Le monsieur ne veut rien savoir et lui explique fort gentiment qu'il n'a pas envie de faire du cinéma.
Ollier veut insister, lorsque quelqu'un s'approche de lui et lui dit à l'oreille :
— Inutile. Il n'acceptera pas.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est M. Louis Barthou