Yves Saint Laurent de 1958 à 1978 : les vingt ans du petit prince

Parcours de vie d'Yves Saint-Laurent et sa conception novatrice de la mode
Sa renommée? Fabuleuse. Il n'y a pas un seul Français dont la notoriété internationale atteigne la sienne. Son empire ? Majestueux. S'étendant de Paris à Hong Kong, de Caracas au Koweit.
Sa carrière? Phénoménale. Un cortège ininterrompu de succès depuis ce jour de 1958 où, après un défilé de 178 modèles, trois cents personnes saisies par le délire manquèrent d'étouffer le jeune inconnu aux yeux de pervenche qui venait de présenter sa première collection.
Il succédait au roi Dior, mort subitement. Il avait 21 ans, la réserve, le maintien et cet air vulnérable des enfants de bonne famille qui n'ont cessé de répéter : ''Non je t'assure, Maman, je n'ai pas faim...''
Quatre ans plus tard, sa propre maison venait au monde, née de la conjonction entre le Petit Prince voyageant sur les nuages et de Pierre Bergé soutenant les nuages de ses robustes épaules.
Aujourd'hui, Saint Laurent c'est 157 boutiques, et un chiffre d'affaires annuel de 200 millions de dollars.
Et on voudrait qu'Yves Saint Laurent fût heureux ? Pourquoi pas qu'il grossisse!
Comme si on pouvait être heureux en se condamnant à tuer soi-même ce que l'on crée, à effacer soi-même sa propre trace comme s'efface la traîne blanche des avions qui montent dans le ciel.
C'est le supplice du couturier.
Les robes ne sont pas des objets de musée. Elles ne vivent que sur le corps des femmes qui les ont aimées et qui, dans ces robes, furent aimées.
Le secret qui a rendu Yves Saint Laurent souverain de son époque, c'est qu'il hait la mode. La mode telle qu'on l'entend, métronome stupide qui bat l'année à deux temps — été hiver, hiver été — et qui voudrait croire qu'il donne le ''la''.
Alors, des teints de rose se tuent à porter du kaki, des teints dorés à porter du grenat, des épidémies de petits marins ou de paysannes russes ravagent cette partie de la malheureuse espèce féminine qu'aucun vaccin ne semble pouvoir protéger de croire qu'il faut en passer par là ''parce que c'est la mode''.
Le ''la'' n'est pas là, si j'ose dire.
C'est un son plus profond et plus prolongé, émis par un mystérieux diapason en harmonie avec l'air du temps. Les bons violons s'y accordent spontanément, en s'autorisant toutes les variations.
Si le ''la'' selon Saint Laurent rencontre tant d'échos depuis vingt ans, c'est parce que, pour des raisons impénétrables, cet homme solitaire au destin singulier, qui ne sort guère de sa tanière dorée, a une perception aiguë de son temps.
Il sait son métier, bien sûr, et avec les années il a découvert ce qu'il ignorait à ses débuts, le bonheur dans la couleur. La technique, c'est beau, il faut la maîtriser complètement pour construire un bon vêtement, celui qui défie les années et va encore mieux lorsqu'il est usé. Mais avec la technique seule, on habille les femmes comme un bon tapissier recouvre les fauteuils.
Yves Saint Laurent a saisi, lui, deux transformations fondamentales dans la relation des femmes avec ce qu'elles portent. (Porter : le mot en dit long. Un cintre ne porte pas une robe.)
Un : le vêtement n'est plus le signe par lequel on déclare sa condition sociale. Il est devenu moyen d'expression, d'affirmation de soi et de sa liberté.
Deux : l'insécurité de la plupart des femmes par rapport à leurs vêtements a été exacerbée par le mouvement perpétuel qu'a prétendu leur imposer la mode frénétique des Années 50 — ligne A, ligne Y, ligne Haricot et quoi encore...
Changer ? Bien sûr, il faut changer, c'est délicieux, c'est nécessaire ; qui n'éprouve le besoin de refaire son plumage avec les humeurs, avec les amours, avec les saisons ? Mais une chose est de changer le vernis, une autre de changer le fond, ce que l'on a appris à habiter, ce dans quoi on est assurée de savoir se mouvoir, marcher, s'asseoir, croiser les jambes, tricher avec son corps. Sauf à être mannequin de profession, il y faut un moment.
Ce qu'Yves Saint Laurent a réinventé, après Chanel, c'est le changement dans la sécurité, la diversité dans l'unité de style tenue pendant de longues périodes.
Selon que le cœur vous en dit, que l'année vous a été plus ou moins faste, rien n'interdit, au contraire, d'y introduire le fugitif, le coup de folie. De succomber à la séduction de l'un de ces feux d'artifice fastueux ou baroques qui fusent dans chacune de ses collections.
Si quelques jolies personnes, qu'il s'amuse à encanailler pour aller dîner ou danser, ne résistent pas toujours avec le bonheur souhaitable à ses provocations, c'est que la duchesse de Guermantes a laissé peu de descendance.
Lui, la vulgarité lui est si étrangère qu'il peut se faire photographier nu pour la publicité de l'un de ses parfums et garder, dans cet appareil, l'air d'un jeune homme bien né surpris dans son bain.
Fasciné par la faculté féminine d'être plusieurs en une seule, de multiplier les masques, d'être le matin jeune dame rangée et le soir sultane, androgyne ou fille de joie, fasciné par la femme-héroïne de théâtre glissant d'un rôle à l'autre, pour une heure, pour un soir, pour un an, il la costume comme un auteur lui écrirait une pièce.
Ce sont les fantasmes d'un homme de théâtre qui s'expriment à travers tout ce qu'il crée.
Quatre pièces par an, c'est dur, c'est fou, c'est exténuant et pourquoi ne pas souffler mais comment se donner le droit de souffler quand le travail de tant d'hommes et de femmes dépend de ce bout de tissu dont sortira un peu de beauté?
Alors, prisonnier de lui-même, le Petit Prince continue de mettre ses rêves en cage de velours et de flanelle, de fleurs et de raies, de soie et de coton, pour que, tout autour du monde, ceux qui vivent de sa substance, continuent de voir se renouveler le miracle de ce saint profane, ô combien, nommé Saint Laurent.

YVES SAINT LAURENT FROM 1958 TO 1978
THE FIRST TWENTY YEARS OF THE LITTLE PRINCE

His fame ? Legendary. There is not a single Frenchman whose international renown touches his. His empire? Worldwide. Extending from Paris to Hong Kong, from Caracas to Koweit.
His career? Phénoménal. An uninterrupted procession of triumphs since the historical day in 1958 when, after a parade of 178 models, three hundred delirious people almost suffocated the young unknown with periwinkle eyes who had just presented his first collection.
He was succeeding King Dior, who had suddenly died. He was twentyone. And he had the guardedness, courteous demeanour, and vulnérable look of children from good families who never stop repeating, ''No, Mamma, really, I'm not hungry.''
Four years later his own house came into being, an issue of the conjunction of the Little Prince travelling on the clouds and Pierre Bergé bearing the weight of the clouds on his robust shoulders.
Today ''Yves Saint Laurent'' means 157 boutiques and an annual turnover of two hundred million dollars.
And you'd like Yves Saint Laurent to be happy ? And why not fatten up?
As if you could be happy when condemning yourself to destroy what you have created, eradicate ail trace of yourself with your own hands. As the sky obliterates the white trail behind jets soaring toward heaven.
That is the clothes designer's forment.
Dresses are not museum pieces. They corne alive only on the bodies of the women who love them and, in thèse dresses, are loved.
The secret that has made Yves Saint Laurent the sovereign of his times is that he hâtes fashion. Fashion as it is generally construed, that stupid métronome that beats the yearjntwoparttime — summer winter, winter summer — and thinks it gives the tuning of Note A to the orchestra.
With it hues of pink kill themselves in order to wear khaki, shades of gold to sport garnetred, and épidémies of little sailors or Russian peasant women wreak havoc on that part of the unfortunate féminine gender which no vaccine is able to protect from the belief that you have to put up with it ''because it's in fashion, it's fashionable.''
Note A is not A, if I may say so.
It is a deeper and more prolonged sound, emitted by a mysterious pitch in harmony with the feel of the times. Good violinists tune to it spontaneously and then allow themselves to perform ail kinds of variations.
If Note A according to Saint Laurent has corne echoing back so often over the past years, it is because, for impénétrable reasons, this solitary man
of singular destiny, who rarely émerges from his Former French Mimster of Culture
gilded den, possesses an acute insight into his times.
He knows his trade, of Course, and with the weekly magazine L'Express years has discovered what he ignored at the start, felicity in color. Certainly technique is fine, and you have to master it completely to construct a décent piece of clothing, one that defies the years and looks even better when it is threadbare. But with technique alone you dress women like a good upholsterer covers armchairs.
Yves Saint Laurent, for one, has understood two fundamental transformations in the relationship between women and what they wear. (To wear : a verb that means a lot. A clothes hanger does not wear a dress.).
One: clothing is not the sign with which you blazon your social status. It has become a means of expression, an affirmation of your inner self and your freedom.
Two : the insecurity most women feel in regard to their clothes has been exacerbated by the perpétuai shifting that tried to impose on them the frenetic fashions of the Fifties — Line A, Line Y, Line Haricot, and what have you Change ? Naturally you have to change, it's delicious, it's necessary. What woman doesn't expérience the need to renew her feathers with her humors, her loves, the seasons ? But it is one thing to change the polish, another to change the base, change what you have learned to live in, what you are sure to know how to move in, walk, sit down, cross your legs, and cheatwithyour body in. Unless you are a professional model, you need time.
What Yves Saint Laurent has reinvented, after Chanel, is a feeling of security and the diversification in the unity of a line maintained for long periods.
According to whether it appeals to you or not, to whether the year has been more or less prosperous for you, there is nothing to stop you, on the contrary ! from introducing a passing fancy, the touch of madness, into what you buy. From succumbing to the enticement of one of those gorgeous displays of fireworks that explode in each of his collections if certain beautiful people who find it fun to go slumming for dining or dancing do not always resist his provocations through an innate sense of good taste, it is because the Duchess de Guermantes, Proust's personification of feminine elegance, left few descendents.
Vulgarity is so foreign to this man that he can have himself photographed in the nude to advertize one of his perfumes and, thus unattired, keep the look of a well-born youth caught by surprise in his shower.
Fascinated by the feminine faculty to be several in one, multiply the masks, be a proper young lady inthe morning and a sultana, hermaphrodite, orwhore in the evening, captivated by the womanheroine of the theater slipping from one role into another, for an hour, for an evening, for a year, he costumes you as an author would write a play for you.
These are the obsessions of a man of the theater who expresses himself through everything he creates.
Four plays a year: it is tough, it is mad, it is exhausting, and why doesn't he stop to catch his breath ? But how to grant himself the right to stop and catch his breath when the work of so many men and women depends on this or that piece of fabric from which will émerge a little thing of beauty ?
So, a prisoner of himself, the Little Prince goes on placing his dreams in a cage of velvet and flannel, of flowers and stripes, of silk and of cotton, so that ail around the world those who take nourishment from his substance will continue to witness a renewal of the miracle of the saint — oh, how impious ! — named Saint Laurent.

Mardi, octobre 29, 2013
Vogue Paris