Un week-end à la crème

Scène familiale imaginaire où une épouse prend soudain prétendument conscience de la vacuité de la société contemporaine.
UN WEEKEND A LA CREME

FRANÇOISE GIROUD

Depuis que le navigateur solitaire Bernard Moitessier avait tourné le dos à Plymouth, et à la civilisation, en écrivant dans « France-Soir », Henri S. n'était plus tout à fait le même homme.
« Il a raison, disait-il. Nous perdons notre âme dans cette Europe pleine de faux dieux. » Et quand son fils rapporta, à la fin du trimestre, des notes qui, pour n'en être plus, ne trahissaient pas moins une allergie persistante aux connaissances dès lors qu'il s'agissait de les contrôler, il murmura :
« Ces enfants, je les comprends... Qui a besoin de maths ? Qui a besoin d'histoire ? Qui a besoin de géographie ?
— Moi, répondit sa femme, j'ai besoin d'un chèque pour le loyer et d'un autre pour l'assurance de ta voiture.
— De l'argent, dit Henri S. Toujours de l'argent, encore de l'argent. Nous vivons comme des imbéciles. »
C'était le samedi de Pâques. Il avait refusé d'aller passer le week-end à la campagne, en famille, et écoutait, pour la septième fois consécutive, l'adagio d'Albinoni, en caressant sa joue rugueuse.
« Tu as des ennuis au bureau ? » dit sa femme.
Henri S. haussa les épaules et s'enferma dans la salle de bains. Elle vida le cendrier, plia les journaux épars, arrêta l'électrophone, alluma la télévision, l'éteignit. Les enfants traversèrent la pièce.
« M'man, on va au cinoche, dirent-ils. A un de ces jours. »
Elle ouvrit la bouche, la referma et observa intensément une tache sur le tapis.
Henri S. annonça qu'il allait faire un tour.
« Tu vas en Polynésie ? » dit-elle. Il claqua la porte.
Quand il revint, il trouva sa femme allongée. L'obscurité avait envahi la pièce. Il tâtonna à la recherche d'un interrupteur, maugréa parce que le va-et-vient n'était pas réparé. « Paris est vide, dit-il. Tous en train de se tuer sur les routes. » Silence.
Il fourgonna dans le Frigidaire. « Il n'y a plus d'eau gazeuse ? » Silence.
« Tu entends ? Qu'est-ce que tu as ?
— Moi ? Rien, dit-elle. Je navigue.
— Quoi ?
— Je dis que je navigue. Tu as raison. Nous menons une vie stupide. Alors, je me suis arrêtée et je lis Dostoïevski.
— Tu sais l'heure qu'il est ?
— Ça m'est égal.
— Et dîner, ça t'est égal ?
— Complètement. Tu ouvriras une boîte de conserves. Comme Moitessier.
— Où sont les enfants ?
— Au cinéma.
— Encore ! dit Henri S. Mais ils y passent leur vie !
— Ils naviguent, dit sa femme.
— Tu te moques de moi ?
— Pas du tout, dit-elle. Tu m'as ouvert les yeux. Il y a quinze ans que je vis comme une imbécile...
— Pas toi, dit-il. Moi.
— Toi, je ne sais pas, dit-elle. Moi, certainement. Je voulais vous faire une crème au chocolat ! C'est bouffon.
— Tu es fatiguée ? dit-il.
— Pas du tout, dit-elle. Je ne suis pas fatiguée, pas du tout. Mais qui a besoin d'une crème au chocolat ?
— Tu te moques de moi, dit-il. Tu as raison. Mais essaye de comprendre... »
Elle dit que, justement, elle avait compris. Qu'il perdait son âme à la Construcmec. Mais qu'elle aussi avait une âme et qu'elle la perdait dans la crème au chocolat, outre la crème pour les yeux, la crème pour le cou, la crème pour le nez, la crème nourrissante, la crème astringente, la crème pour les mains après la vaisselle, la crème pour la vaisselle des plats à la crème, et quelques autres crèmes dont elle avait oublié la fonction exacte mais dont il était clair qu'une femme digne de ce nom ne pouvait esquiver l'emploi après avoir fait du yoga, avant de prendre un sauna, entre deux rinçages colorants à moins qu'ils ne soient décolorants, additionnés de moelle de veau mais on peut aussi mettre du sucre de banane à condition de marcher tous les matins sur la pointe des pieds et d'éviter les hydrates de carbone. « Tu fais tout ça ? dit-il.
— Non, dit-elle. Mais j'aurais dû.
— Ça sert à quoi ?
— A rester jeunez-et-belle, dit-elle. A garder son mari, son Espagnole, sa ligne, l'estime de ses enfants, la pratique de l'anglais, les tapis comme neufs et un teint de jeune fille. »
Toutes choses dont Bernard Moitessier lui avait fait comprendre qu'elle n'éprouvait aucun besoin réel pas même d'un tailleur pantalon et alors voilà elle avait pris son voilier mais chacun sa navigation et Dostoïevski pour l'âme c'était bien il y avait du thon dans le placard de droite au-dessus des petits pois.
Elle reprit sa lecture.
Il la contempla un instant, l'éclaira violemment. Elle eut un doux sourire et replongea dans son livre.
« Ecoute, dit-il, d'accord on vit bêtement. Mais on pourrait se remettre au tennis. Et puis souviens-toi... Où on habitait, il y a cinq ans, avec le train qui passait tout le temps.
— Le train, c'était bien, dit-elle. On rêvait du moment où on déménagerait.
— Maintenant aussi, on peut rêver.
— Tu crois ? Non. Moi je n'ai envie de rien. C'est merveilleux. Laisse-moi lire, s'il te plaît. »
IL y eut un grand bruit dans l'entrée. Puis : « B'soir... On bouffe ?
— Arrangez-vous avec votre père, mes chéris, dit-elle. Moi, je me désaliène.
— Qu'est-ce qui se passe ? dit l'aîné.
— Rien, dit Henri S. Tiens, voilà cinq mille francs. Allez au cinéma.
— Mais on en vient !
— Retournez-y.
— Mais on a faim !
— Et alors ? Ça fait l'homme et ce n'est pas capable de se débrouiller sans papa-maman pour dîner ?
— Bon, bon, dit le garçon. On reviendra quand vous serez calmés.
— Je crois que je vais aller faire un tour, dit-elle. J'ai besoin de pluie. »
Henri S. dit qu'elle était folle, qu'il allait appeler un médecin, qu'il la suppliait de se reprendre, de penser à lui, aux enfants, au fauteuil qu'elle était en train de brûler avec sa cigarette.
« En Polynésie, dit-elle, tu n'en auras plus besoin de ce fauteuil.
— La Polynésie, dit Henri S., c'est truqué, plein de touristes et de faux dieux. Allez, habille-toi, on prend la voiture et on file chez tes parents. Fais-le pour moi, je t'en supplie.
— Bon, dit-elle en soupirant. Mais j'emmène Dostoïevski. »
Elle s'enferma dans sa chambre, tandis qu'il buvait un double whisky, composa un numéro, et dit d'une voix posée :
« Allô, maman ? Ça a marché. On arrive. Allô ? Fais une crème au chocolat. »

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express