Un tueur nommé Breton

Le surréalisme, un mouvement littéraire un peu agité? Ce fut aussi une entreprise de coupeurs de têtes!

Parce qu'il aurait 100 ans, voilà soudain André Breton sur le pavois, avec cette manie que nous avons de commémorer. On célèbre son beau visage de lion, on encense le maître, et Arte lui consacre toute une émission. Il l'eût mérité, sans aucun doute, si l'on y avait trouvé davantage que des textes dix fois diffusés par France-Culture - et des redondances entre ces textes - et quelques images. De surcroît, ces entretiens radiophoniques étaient manifestement écrits, et même très écrits, c'est-à-dire ampoulés. Mais l'intéressant n'est pas là.

Il est dans la bienveillance avec laquelle ici et là on commente le surréalisme dont Breton fut le pape, comme s'il ne s'agissait pas d'une entreprise de terrorisme intellectuel. D'une bande de tueurs, y compris entre eux. Desnos traite Breton de «fantôme destiné à pourrir éternellement parmi les puanteurs du paradis», Prévert de «jobard» ou de «minable auquel ne peuvent s'attacher que quelques femmes en couches, en mal de monstres» . Bataille décrit Breton comme «une vieille vessie religieuse», doublée «d'une gidouille molle et d'un animal à grande tignasse et tête à crachats» .

Ce qui ne les empêchera pas de se réconcilier pour fonder le groupe antifasciste. On pourrait multiplier les citations de ces coupeurs de têtes totalitaires, et qui ne se souvient d'Aragon avec sa «gomme à effacer l'immondice humaine» . Ils voulaient tuer. Annihiler l'adversaire. Mais qui découvrira, par hypothèse, André Breton aujourd'hui dans la représentation que l'on en donne croira que le surréalisme était un mouvement littéraire un peu agité et Breton un poète, somme toute inoffensif.

Heureusement pour l'édification des jeunes générations, le film magistral de Luis Bunuel, «l'Âge d'or», hymne à l'amour fou comme force subversive, attaque contre l'Eglise, l'Armée, la Famille, est venu en fin de programme montrer ce que surréalisme voulait dire. Hongkong, ville debout, où les voleurs sont si nombreux que même les fenêtres des gratte-ciel ont des barreaux, Hongkong et sa baie fastueuse, Hongkong, ses milliardaires et ses misérables... Hongkong, troisième place financière du globe... L'heure arrive où la colonie britannique va réintégrer le giron de la Chine et nul n'ose prédire son avenir. Il n'y a pas de précédent historique.

Un bon documentaire nous a instruits sur le présent de la ville, les craintes et les espoirs de ses 6millions d'habitants (Arte). Les craintes surtout. Qui a envie d'être gouverné par la Chine? Les optimistes pensent qu'ils vont partir à l'assaut de l'immense marché chinois. Les pessimistes évoquent la tragédie de la place Tiananmen. Hongkong vit ses derniers mois, souffle suspendu.

Que manque-t-il à Lionel Jospin? Des idées, comme le prétendent les Guignols? Alors, disons qu'il n'est pas le seul. Vous en voyez, vous, des idées, quelque part? Michel Rocard en a avancé une, un peu compliquée dans l'énoncé, mais qui paraissait ingénieuse pour réduire la durée du travail sans réduire les salaires. C'est du moins ce que j'ai cru comprendre. Mais il parlait si vite qu'en face de lui Michèle Cotta et Paul Guilbert sont restés cois, incertains eux aussi d'avoir bien compris («Polémiques»). On devrait toujours inviter Michel Rocard avec un interprète.

Le trio réuni par Pivot était brillant : Rushdie, Umberto Eco, Mario Vargas Llosa. Malheureusement, quelle que soit leur dimension, les écrivains sont toujours insipides quand ils parlent de leur roman. Et même : plus un roman est bon, moins il se laisse raconter. Cela n'a pas manqué. Toute la virtuosité de Pivot a été impuissante à animer ses prestigieux invités. À les regarder, on était comme au zoo. Rushdie fut plus à son aise à «7 sur 7», oùil était venu rejoindre Bernard-Henri Lévy. Sa barbe est grise. Il a vieilli. On vieillirait à moins. Mais il a toujours son bon humour perçant. Leur bref dialogue eut du ton. Rushdie voudrait être lu comme s'il était un autre, un écrivain quelconque délivré de sa légende. Difficile. Elle pèse sur lui depuis sept ans comme un manteau de plomb.

Kasparov, on l'aurait embrassé. Ainsi, contre la machine bête et butée comme tous les ordinateurs, mais riche en milliards de connexions, il a été le plus fort, armé de sa seule intelligence. Echec et mat. C'est le triomphe du Petit Poucet sur l'ogre IBM. Hurrah! 

Jeudi, février 22, 1996
Le Nouvel Observateur