Un polonais sur la place Rouge

Funérailles de Brejnev. Émission culturelle de Jérôme Garcin. « Au moins Jérôme Garcin nous fait-il l'honneur de nous croire intelligent. »
LA TELEVISION PAR FRANÇOISE GIROUD

Un Polonais sur la place Rouge

C'est une brave personne. Plantée, lundi, devant le petit écran, elle avait arrêté le bourdonnement de son aspirateur pour jouir pleinement du plaisir ambigu que procurent les cérémonies funèbres. « La dernière fois, dit-elle, c'était mieux... », et, vaguement frustrée, elle reprit son balai.
La dernière fois : elle voulait parler de l'enterrement de Grace de Monaco. On ne peut pas, décemment, faire grief à la direction d'A.2 si son supplément matinal « Funérailles en direct » est aussi irrégulier dans sa programmation qu'inégal dans sa substance. Mais le fait est qu'il y avait, cette fois, une grande absente : l'émotion. Quelle belle image, cependant, cette houle de fleurs rouges et blanches, et quelle vision troublante, celle du mort émergeant à mi-corps de son cercueil, comme s'il se soulevait pour assister à ses propres obsèques... Consulté, Chopin n'eût sans doute pas apprécié, le tendre exilé, que sa « Marche funèbre » scande le rythme implacable du pas militaire frappant le sol de la place Rouge. Mais où irait-on si les Russes se mettaient à consulter les Polonais, morts ou vivants ?... A écouter ces discours glacés prononcés par des hommes glaçants, on se disait que, Mme Brejnev mise à part, la seule personne vraiment affectée par la disparition de Leonid Brejnev devait être Léon Zitrone, voix tout endeuillée pour expliquer que « sa conception de la paix était très différente de la nôtre ». Pour trouver cela, il faut trente ans d'expérience dans l'art du commentaire.
Il y eut cependant un bon moment dans son genre : l'intervention dans « 7 sur 7 », ce magazine du samedi soir sobre et sans esbroufe diffusé par T.F.1, d'un officiel soviétique interrogé à Moscou. A côté de cet homme-là, Georges Marchais et Henri Krasucki, quand ils parlent la « langue de bois », récitent du Verlaine.
Le dimanche après-midi, quand il pleut, on peut faire un tour sur F.R.3, où Jérôme Garcin et ses acolytes tiennent l'antenne entre 3 et 6 heures. Souvent, au milieu d'un bazar culturel un peu hétéroclite, on rencontre là quelqu'un ayant quelque chose à dire et qui, bien interrogé, le dit bien. Ainsi entendit-on, il y a trois semaines, Emmanuel Le Roy Ladurie, substantiel. Ainsi dimanche dernier, entre une rutilante danseuse indienne, un procès de Thérèse Desqueyroux ingénieusement théâtralisé, la leçon de musique d'Isaac Stern aux petits Chinois déjà vue ailleurs et je ne sais encore quoi, ainsi apparut Jacques Attali. Densité du propos, concision de la forme, il y eut là, concentrée, la moelle d'une réflexion aiguë sur la nature de la crise, ses trois issues possibles, le court délai qui reste à la France pour ne pas tomber hors de l'Histoire.
Le discours télévisé n'est pas le véhicule idéal pour distribuer de la moelle à ces gens bizarres que nous devenons devant un poste attends je prends la Une juste une seconde pour voir où en est France-Argentine zut le téléphone tu baisses le son.
Au moins Jérôme Garcin nous fait-il l'honneur de nous croire intelligents.
Entendu au cours d'un « Journal », mercredi : « D'abord, une bonne nouvelle : M. Jacques Delors envisage une hausse des prix limitée à 5 % en 1984. » Et le cheval Aménophis IV envisage de gagner le Grand Prix, peut-être ? Voilà une conception originale de ce qu'est une « nouvelle ».
Mais quoi ! La jeune dame qui s'est ainsi exprimée est gracieuse, charmante. On a dû lui dire que les Français trouvaient leur télévision triste. Elle aura voulu faire gai.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur