Un exemple : le 18 juin

L'impact du hasard, de l'imprévisible dans le déroulement de l'histoire. Poids des forces émotionnelles, de l'affect. Paramètre qui n'entre pas en ligne de compte dans les prévisions des ordinateurs ce qui fait leur puissance. « Il est faux de croire que
Il n'y a rien de plus imprévisible que la conduite d'un homme. Si ce n'est celle d'une femme et le temps qu'il fera dans quinze jours. De ce côté, la conjonction des satellites d'observation et des ordinateurs va bientôt régler le problème. Du côté des humains, faute d'observations scientifiques à leur livrer, nous ne pouvons pas encore compter sur ces grandes machines froides et omniprésentes pour calculer les effets de nos passions. Du moins dans le domaine de notre vie privée.
En revanche, les chercheurs américains ont déjà recensé 478 combinaisons possibles entre les éléments constitutifs qui commandent l'attitude politique et sociale d'un individu adulte. Chaque Américain correspond à l'un de ces 478 modèles. Dès lors qu'il est identifié par rapport à sa catégorie, on peut prévoir par le truchement d'un ordinateur comment il se comportera dans un certain nombre de circonstances et agir en conséquence.
Au train où vont les choses, nous en serons donc très vite au stade où le pouvoir, sous toutes ses formes, la domination ouverte ou occulte de tous par quelques-uns, appartiendra à ceux qui sauront et pourront se servir des ordinateurs pour fonder leurs décisions. Car, de tout temps, la faculté de prévoir, de « calculer en avant », a conféré à ceux qui en jouissaient une supériorité efficace dans la conduite de leurs affaires. Hors du domaine de la création, de l'œuvre personnelle, c'est la faculté souveraine.
Le général de Gaulle, qui la possède au plus haut point, fournit un exemple intéressant de son application. Prenons le très fameux appel du 18 Juin 1940, qui est apparu, en son temps, comme un acte de foi où il entrait plus de mystique que de calcul réfléchi. En fait, à supposer qu'un ordinateur ait pu, à l'époque, être interrogé sur la décision à prendre, quels éléments aurait-il fallu lui fournir ? Ceux-là mêmes que Charles de Gaulle énumère dans ses « Mémoires » et qui ont fondé en raison son action :
1) La possibilité de résistance de l'Angleterre, c'est-à-dire de son chef Winston Churchill. Il écrit à ce sujet : « L'impression que je ressentis (après leur première entrevue) m'affermit dans ma conviction que la Grande-Bretagne conduite par un grand lutteur ne fléchirait certainement pas. » Or « la partie se joue entre Hitler et lui ».
2) Les possibilités économiques des Etats-Unis. C'est le fond de l'Appel. « La France n'est pas seule... Elle peut comme l'Angleterre utiliser sans limite l'immense industrie des Etats-Unis... Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous vaincrons dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. »
3) Les chances de voir l'U.R.S.S. rompre avec l'Allemagne pour rejoindre le camp des Alliés, et l'Amérique entrer en guerre. Sur ce point, il livre également ce que fut son analyse : les ambitions de l'Allemagne hitlérienne doivent, à condition que la Grande-Bretagne tienne, pousser « nécessairement dans la lutte deux autres grandes puissances, la Russie soviétique et les Etats-Unis, sans lesquelles on ne pourrait imaginer de succès définitif ».
En d'autres termes, le cerveau de Charles de Gaulle a fonctionné, en juin 1940, comme un bon ordinateur. Et cela est beaucoup plus remarquable que s'il n'avait obéi qu'à une impulsion émotionnelle. Il se trouve qu'il y a eu coïncidence entre la raison et le sentiment : c'est la bonne combinaison, celle qui est à peu près irrésistible. Mais combien de Français se sont rangés aux côtés de l'Allemagne — ou au moins de Vichy — en se croyant « raisonnables » ?
L'imprévisible peut toujours survenir. Churchill pouvait mourir en juillet 1940 d'une crise cardiaque. Mais dans le domaine du prévisible, la victoire des Alliés était objectivement mieux assurée que celle de l'Allemagne aux yeux d'un homme capable, d'une part, de discerner l'essentiel du contingent, d'autre part, de l'évaluer vite et correctement, enfin, de le projeter dans l'avenir.
Quand elle est innée, la faculté de prévoir, c'est-à-dire de calculer, ne connaît que deux raisons d'échec : l'événement qui défie le pronostic (par exemple, l'assassinat de John Kennedy) et le fait que tous les hommes perdent plus ou moins leur lucidité dès que leur affectivité est engagée ou qu'il leur faut apprécier l'affectivité des autres.
Là, le plus souvent, les calculateurs se trompent, car rien ne stérilise plus sûrement l'intuition des forces émotionnelles qu'un excès de confiance dans les vertus de l'intelligence.
Le même Charles de Gaulle, si clairvoyant en 1940, a fait une erreur de calcul en 1946, lorsqu'il a démissionné avec la conviction que le peuple français le rappellerait dans les huit jours aux affaires. Il ne s'agissait plus alors d'apprécier des données objectives, mais sentimentales.
Les machines, elles, n'ont pas de subjectivité, pas de sentiment, pas de sexe, pas de cœur, pas de passé, pas de pitié, pas de scrupules. Elles ignorent la fatigue, la vanité, l'esprit de vengeance.
C'est pourquoi la puissance de ceux qui sauront et pourront les consulter risque de devenir écrasante. Ils seront bientôt, par rapport aux autres, dans la situation de l'automobiliste par rapport au coureur à pied, si misérable que soit le véhicule, si rapide que soit le coureur.
Sans doute est-ce la forme future de l'esclavage. Mais il est faux de croire que les ordinateurs réduiront le champ de notre liberté. La vérité est plutôt qu'ils sont en train de nous en révéler les limites.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express