Tirage mercredi

Imagine un jeu absurde pour faire office de justice et dénonce son fonctionnement actuel
TIRAGE MERCREDI

par Françoise GIROUD

VOUS avez bien votre numéro ? Gardezle. Le tirage de la loterie n'est pas encore terminé. La remise des lots sera peut- être un peu ralentie mais les opérateurs sont débordés. Songez donc ! On a réduit à quatre les distributeurs automatiques, je veux dire les cours de justice. Pour 16.500 dossiers en attente.
Remarquez que tout ceci aurait pu se pas
ser beaucoup plus rapidement et plus économiquement avec des résultats sensiblement analogues.
Supposez par exemple qu'au lieu d'entretenir — mal — depuis quatre ans des juges d'instruction, des procureurs, des magistrats et des prévenus, on ait ouvert une immense tombola avec billet obligatoire délivré en même temps que la carte d'alimentation.
Quarante millions de billets à cent francs : quatre milliards dans les caisses de l'Etat.
Et le mercredi soir, à la radio, les auditeurs auraient entendu tout en tricotant ou en lisant leur journal :
« Les numéros se terminant par 4.227 série A perdent dix ans de travaux forcés... Par 3.052 série B gagnent un non- lieu. Le n° 327.813 série B perd une condamnation à mort. »
— Tiens ! se serait-on écrié, celui-là c'est le numéro de Dutilleul, l'un des trois chefs du P.P. F. Croyez-vous que ça tombe bien !
— Pardon, pardon, aurait dit Dutilleul, mon billet est déchiré !
— Qu'à cela ne tienne, monsieur, on vous en donnera un autre. Voilà : 77.777, série A... Tirage dans trois semaines. A votre service... !
Et trois semaines après, le 77777 aurait rapporté sept ans de travaux forcés.
(Pour ceux qui trouvent que cette méthode aurait dépassé les limites de l'absurde, je rappelle qu'Henri Dutilleul a été condamné à mort le 12 mai 1948. Jugement cassé parce qu'un des témoins a oublié de prêter serment. Jugé de nouveau la semaine dernière, sur les mêmes faits, il a été condamné à cinq ans de travaux forcés.)
Il y aurait eu aussi les petits lots. Tous les numéros se terminant par 10 : indignité nationale ; par 13 : confiscation des biens.
— Pourquoi me confisque- ton ma maison ? aurait protesté par exemple Bernard Grasset.
— Pourquoi pas, monsieur, puisque votre billet se termine par 13 ?
— Mais c'est une erreur ' C'est le billet de Montherlant. J'ai accepté de l'échanger avec le mien parce que le 13 lui semblait de mauvais augure. Il l'avait acheté pendant le solstice de juin.
— Désolé, monsieur, les billets sont au porteur.
(Ici, pour ceux qui trouvent que cette méthode, etc. — voir plus haut — je rappelle que l'avocat général qui a requis contre Grasset s'est violemment élevé, dans son réquisitoire, contre la « bande d'aristocrates » qui ont participé à la fondation de la maison Grasset. Parmi ces aristocrates, il a cité avec un mâle mépris Francis de Croisset, à l'accablante particule. L'avocat général ignorait-il que Croisset s'appelait, en vérité, Wiener ? Ou le savait-il ? On se demande ce qu'il faut espérer.)
Enfin, après quelques mauvais mercredis à passer, le tirage aurait été terminé et tout serait rentré dans l'ordre.
Je vous entends protester : « Mais il y aurait peutêtre dans les prisons de France des résistants, des déportés, des héros ? »
Naturellement. Mais au moins ils sauraient pourquoi. Ils se diraient :
— J'ai tiré le mauvais numéro...
Et ils se résigneraient comme on se résigne à être beau ou laid, grand ou petit, tué à la guerre, blessé ou épargné. Que se disent-ils en ce moment ceux qui y sont ?
Giot, qui a perdu ses deux jambes en se battant dans la division Leclerc, décoré de la Légion d'honneur, condamné à mort parce qu'au début de la guerre il s'est engagé dans la L. V. F. ?
Kabazinski, soldat F. F. I. condamné à mort, sans preuve, pour avoir participé à l'exécution du policier Duvernois qui avait livré 17 résistants à la Gestapo ?
Que se disent René Hardy, Culioli, ceux qui ont eu peut- être un moment de faiblesse et qui sont jugés par des hommes qui ont eu quatre ans de lâcheté ?
Que se disent-ils ceux que je ne nommerai pas parce que ça n'est pas mon métier, et auxquels on a si gentiment oublié, involontairement ou pas, de donner un billet pour la grande tombola ?
Que de la balance, emblème de la justice, il ne reste que le fléau pour les uns et la tare pour les autres.

Mardi, octobre 29, 2013
Carrefour