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Portrait d'André Malraux
Il y a exactement trente-deux ans, le 24 novembre 1944, André Malraux, soldat de France, entrait le premier dans la cathédrale de Strasbourg libérée. Cela lui allait comme un gant. Pour les jeunes gens d'aujourd'hui, la délivrance de Strasbourg, c'est de l'Histoire. Et ce qu'ils ont à faire, c'est leur histoire.
Quelque part en France, il y a un jeune Malraux, il y en a plusieurs, possédés par l'ambition, la vraie, la seule qui soit réelle, celle dont on prend conscience sous forme d'actes à accomplir. Le reste est rêverie. On ne montre pas le poing au destin.
Malraux ne rêvait pas. « Entre 18 et 20 ans, la vie ressemble à un marché où l'on achète des valeurs non avec de l'argent mais avec des actes, disait-il. La plupart des hommes n'achètent rien. »
Lui a beaucoup acheté, les yeux ouverts, et il a acheté cher. Il est

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entré dans tous les grands incendies allumés par l'Histoire de son temps. Il en est sorti brûlé jusqu'à l'os, étonné chaque fois d'être encore vivant, et posant jusqu'à son dernier souffle la seule question qui vaille : la vie a-t-elle un sens, et lequel ?
Sa mort ne l'intéressait pas. C'était un accident idiot — idiot lui venait souvent aux lèvres — qui finirait par se produire.
La mort n'a cessé de le hanter. La mort, irrémédiable absolu, fil noir qui ourle toute son œuvre, cette haute voile claquante dont le mât se dresse dans un ciel vide.
« Que faire d'une âme, demande Tchen, s'il n'y a ni Dieu ni Christ ? »
Et que faire de soi, « ce monstre incomparable, préférable à tout, que chacun est pour lui-même » ?
Que faire, sinon fuir en avant, se détacher de soi, bâillonner la bête lorsqu'elle grogne, décider celui que l'on veut être, le construire opiniâtrement et lui ressembler jusqu'à finir par se l'incorporer ?
Puisque « la grandeur de quelques-uns porte mystérieusement témoignage de celle de tous », il faut être grand. Et puis voilà.

« Ma vie sanglante et vaine... »

Engagé volontaire sur toutes les routes où l'on peut s'éprouver pour y rencontrer sa propre noblesse, Malraux fut grand, sans jamais s'abuser.
Eût-il été un homme de bonheur, il aurait pu jouir de ses dons et du pur exercice de son intelligence universelle, en se disant, comme Goethe : « Je ne me connais pas moi-même et Dieu me préserve de me connaître. »
Mais il était l'homme du tragique, celui de la lucidité sans foi.
Il lui fallait trouver un objet à son énergie. Il l'a trouvé dans son propre dépassement.
Personne n'a plus que lui tenu ses chiens en laisse, refusé sa part d'humaine faiblesse et conçu la culture comme une lutte contre les puissances de l'instinct.
C'est pourquoi n'écrivant qu'avec sa vie — « ma vie sanglante et vaine... » — il n'a jamais écrit sa vie, offrant l'exemple unique et vainement imité d'une œuvre entièrement autobiographique dont l'auteur est cependant expulsé. Malraux ne dit jamais « Je ». Reprenant une image qui lui était familière, on pourrait dire qu'André n'est jamais là, si tous les Malraux y sont, celui qui croit à l'action et celui qui n'y croit pas, celui qui croit à la Révolution et celui qui n'y croit pas, celui qui ment, comme Clappique, qui exerce sa volonté de puissance, comme Ferral, ou qui est saisi comme Vincent Berger à l'heure de la mort, par une évidence fulgurante : « Le sens de la vie était le bonheur et il s'était occupé, crétin ! d'autre chose que d'être heureux ! »

« C'est idiot d'être roi. II faut faire un royaume ! »

Aussi ne doit-on pas, si on l'aimait, se demander qui était Malraux et chercher derrière l'œuvre l'enfant, l'amant ou le père deux fois meurtri. Comme il disait : « On s'en fout. La victoire de Marengo a peut-être des causes d'une autre nature que l'adultère de Joséphine. »
Peu importent les causes d'une œuvre entre toutes singulière, qui tire son éclat non pas de son lyrisme altier, mais de l'exacte consonance entre le dit et le vécu.
Seul parmi les grands intellectuels — et que dire des autres ! — il n'a jamais envoyé personne se faire tuer. Il y allait lui-même et n'en revenait pas pour raconter ses petites histoires. « Il est mauvais, disait-il, de ne penser aux hommes qu'en fonction de leurs bassesses. »
Aussi s'en gardait-il, développant au contraire une capacité d'admiration qui hypertrophiait le noble, occultait le vulgaire. Et d'abord celui de son interlocuteur.
Alors, assis en face de lui sur le tapis volant qui le menait de l'Inde au Mexique, retour par le Prado ou le musée d'Aden, détour par les Moïs qui récitent dans la jungle la Chanson de Roland, Périclès sur l'Acropole et les tympans de Chartres, le miracle, chaque fois, s'accomplissait.
Sous son regard vert, aux pupilles soutenues, comme celles de Baudelaire, d'un haut faux col blanc, on prenait soudain le goût de soi, dialoguant avec lui.
Sublime illusion. Malraux ne dialoguait qu'avec lui-même, fébrile, gouailleur, foisonnant, phrases ruisselantes — « Ce que l'homme a imposé d'intelligence aux formes de la terre en dressant les pierres de Florence dans le grand balancement des oliviers toscans — » ou traits foudroyants : « C'est idiot d'être roi. Il faut faire un royaume », hachés de « Vous le savez aussi bien que moi... » qui laissait son interlocuteur médusé.
On le quittait caracolant sur les cimes, la tête emplie de cloches. Que la plaine était grise, après lui...
Mais n'eût-il été que l'un des conteurs des Mille et Une Nuits de l'Occident, Goethe, Shakespeare et les autres, Stendhal, Tolstoï, Dickens, disait-il — Malraux ne serait pas enseveli aujourd'hui dans le tombeau de notre cœur.
Sa leçon — mais il aurait eu horreur de ce mot, lui qui n'en donnait à personne — est qu'il faut tenter de donner conscience aux hommes de la grandeur qu'ils ignorent en eux.
Mais que toute idéologie est un système clos, donc absurde, puisqu'elle prétend apporter des réponses à la question qu'elle n'ose pas poser. Quel est le sens de la vie ?

« Ne reviendrai-je pas par une heure semblable ?... »

La vie. Après le premier de ses « retours sur la terre », au sortir d'un cyclone, Malraux écrit : « Les gens existaient toujours. Ils avaient continué à vivre tandis que j'étais descendu au royaume aveugle. Il y avait ceux qui étaient contents d'être ensemble, dans la demi-amitié et la demi-chaleur, et sans doute ceux qui, avec patience ou véhémence, tentaient d'extraire de leur interlocuteur un peu plus de considération et au ras du sol tous ces pieds exténués, et sous les tables quelques mains aux doigts enlacés. La vie. Le théâtre de la terre commençait la grande douceur du début de la nuit, les femmes autour des vitrines avec leurs parfums de flânerie...
« Ne reviendrai-je pas par une heure semblable pour voir la vie humaine sourdre peu à peu, comme la buée et les gouttes recouvrent les verres glacés — lorsque j'aurai été vraiment tué ? »
Il ne reviendra pas.

F- G.
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Mardi, octobre 29, 2013
L’Express