Que veulent les hommes ?

Alors qu'elle est Secrétaire d'Etat à la condition féminine, FG tente de définir la condition féminine actuelle. Montre que les femmes ne peuvent plus être juste assignée au rôle de Mère.
Il n'y a pas de problème noir, disait l'écrivain américain Richard Wright. Il n'y a qu'un problème blanc.
On pourrait, en le paraphrasant, dire qu'il n'y a pas de problème de femmes. Il n'y a qu'un problème d'hommes.
Poser correctement un problème ne suffit pas à le résoudre, mais c'est une condition indispensable pour tenter de lui trouver une solution. C'est dans l'esprit des hommes que doit percer la lumière. C'est à eux qu'il appartient non seulement de reconnaître en leurs compagnes des égales, mais d'en faire.
Le nombre des femmes étant, en France, identique à celui des hommes (supérieur au-delà de soixante ans), il peut paraître choquant d'en traiter comme d'un corps étranger, d'une minorité non intégrée à la nation. Vingt-six millions de femmes ne sauraient, d'autre part, constituer un groupe homogène qui se situerait en marge du tissu social.
Économiquement, les femmes forment une masse aussi diverse que la collectivité masculine. Plus diverse encore, peut-être. Une femme démunie l'est toujours un peu plus qu'un homme, plus exposée que lui au chômage, à l'exploitation, au vieillissement précoce. Ce qui, dans le quotidien de ses jours, la sépare d'une femme privilégiée, n'est pas un écart. C'est un gouffre.
En un temps où les cadres supérieurs, c'est-à-dire des hommes pour la plupart (73 %), travaillent soixante-dix heures par semaine, rentrent chez eux hagards et passent leurs vacances pendus au téléphone, la différence entre leur mode de vie et celle de l'ensemble des travailleurs, si grande qu'elle soit, est moins sensible. Elle tient davantage à la nature de leur activité et aux conditions dans lesquelles ils exercent — ou n'exercent pas — de responsabilités, ils détiennent — ou ne détiennent pas — un pouvoir de décision.
Ce qui, en revanche, rapproche l'immense majorité des femmes par-dessus les différences sociales, c'est leur non-pouvoir généralisé de décision, leur état de dépendance physiologique, l'absence d'autonomie financière qui pèse sur le plus grand nombre même lorsqu'elles exercent une activité professionnelle régulière, les obstacles à leur développement et à leur promotion, les pièges de la maternité bizarrement conçue aujourd'hui comme si le géniteur faisait son devoir, tout son devoir, envers ses enfants en payant leurs chaussures et en tonnant deux fois par an.
Ce qui rapproche les femmes enfin, c'est leur refus, relativement récent mais fortement exprimé, de n'avoir pour horizon que deux modèles auxquels s'identifier : la Mère, ou l'Homme.
La Mère ? Si absorbante que soit la fonction maternelle, et à supposer que l'on juge souhaitable de s'y consacrer tout entière, elle occupe dans les sociétés développées, un tiers de la vie d'une femme adulte. Les enfants sont « finis » à vingt-neuf ans. Le dernier est grand lorsque sa mère atteint quarante-trois-quarante-cinq ans, et dispose encore, en moyenne, de trente-trois à trente-cinq années de vie. Que va-t-elle en faire ? Des rideaux ? Longévité sensiblement accrue des femmes (qui ne meurent plus en couches), diminution massive de la mortalité infantile : la fonction maternelle ne remplit plus une vie. Les plus jeunes commencent à le deviner. Les moins jeunes à le découvrir.
Les bains de paraffine, où les mieux nanties cherchent à prolonger les sortilèges de leur séduction physique évanescente ne suffisent pas plus que les bains de friture où les autres font dorer des beignets à apaiser l'angoisse de se voir devenir une non-personne : au mieux, une consommatrice effrénée de produits de beauté et de gadgets, au pire une femme de ménage non rétribuée que l'abandon ou le veuvage, s'il frappe, ne laisse même pas inscrite à la Sécurité sociale.
La courbe de l'emploi féminin, qui va croissant d'année en année, traduit la prise de conscience d'une situation entièrement nouvelle dans l'histoire. Cette courbe ne fléchit qu'entre trente et quarante ans, pour remonter ensuite. Vacuité des unes, solitude des autres, dépenses familiales accrues lorsque de grands enfants poursuivent leurs études, les raisons varient, le résultat est le même.
Il va de soi que celles qui arrivent aujourd'hui passé quarante ans, sur le marché du travail, ne se retrouvent pas dans les bons emplois, alors qu'elles sont, le plus souvent au meilleur de leurs moyens, pour peu qu'elles aient eu la possibilité d'acquérir ou d'entretenir des connaissances professionnelles. Au lieu de quoi elles sont en quelque sorte punies d'avoir eu des enfants.
Problème de femmes ? Non. Problème de société, c'est-à-dire de tous. Ou des dispositions énergiques seront mises en œuvre pour que la fonction maternelle ne soit ni plus ni moins que la fonction paternelle un handicap dans l'exercice d'un métier, ou les naissances seront de moins en moins nombreuses.
Certains s'en réjouiront. Je n'en suis pas. Non seulement pour les raisons maintes fois exposées par Alfred Sauvy (dernièrement encore, dans ces colonnes) mais parce que c'est un grand malheur, pour un peuple de ne plus aimer la vie.
Je sais bien que les lois de la démographie demeurent mystérieuses, que le désir de procréer est inconscient ; qu'on ne le maîtrise ni le stimule sensiblement avec des décrets ; qu'il ressortit sans doute essentiellement à la foi dans l'avenir. Le sien propre, et plus encore celui que l'on imagine pour ses enfants. Encore faut-il aider cette foi et la nourrir.
Car le désir inconscient d'exercer une activité professionnelle, de s'y développer, d'assurer son identité, d'être convenablement rémunérée, de se protéger matériellement contre les accidents de la vie sentimentale, conjugale ou pas, de conduire enfin, autant que faire se peut, son destin au lieu de le subir et de vivre en perpétuelle assistée, ce désir-là risque d'emporter tous les obstacles qui s'opposeront à sa réalisation.
Ce n'est pas une révolte féminine collective et bruyante à la façon d'une révolte corporative qui risque d'éclater. C'est l'addition de milliers de révoltes individuelles et silencieuses, agissant sur la société comme une urticaire dont chaque homme se retrouvera individuellement atteint.
Dès aujourd'hui, il ne faut pas dire, au vu des chiffres, que 38 % des Françaises travaillent. Mais que 38 % — soit environ huit millions — travaillent simultanément. Bientôt, toutes les femmes de plus de seize ans travailleront, auront travaillé ou retravailleront.
En même temps — et ceci est réellement nouveau — les jeunes femmes refusent, nombreuses, d'adhérer au système de valeurs viriles, de n'avoir le choix qu'entre le sous-développement de leurs facultés et le surdéveloppement de l'esprit de conquête et de compétition.
L'appétit de pouvoir n'est pas une composante féminine, pour des raisons évidentes. Conquérir un pouvoir, l'exercer au premier degré — l'écrasement physique du rival, —- ou par des moyens plus sophistiqués, ce n'est jamais qu'une façon de s'assurer ou de se rassurer quant à sa virilité. Le pouvoir n'apporte aux femmes aucune assurance, aucune réassurance d'ordre sexuel.
Quelques cas particuliers mis à part, la communauté des femmes n'est pas avide de pouvoir, et cherche moins à le dérober aux hommes qu'à le partager avec eux
à mesure de leurs capacités. Et, ce faisant, à « calmer le jeu ».
Mais il faut bien voir qu'une femme dans une assemblée, un conseil, un groupe composé d'hommes, ne peut rien faire valoir qui dérange sensiblement le système de pensée masculin. Elle est le chimpanzé savant, l'objet d'art, si l'on préfère, l'exception qui confirme la règle, et dont on écoute, le cas échéant, les remarques, comme on lui céderait le pas devant une porte. Ou bien elle est le traître à son sexe, celle qui adopte, en les poussant parfois à la caricature, les attitudes masculines.
Ce ne sont pas les assemblées de femmes, si utiles que soient leurs travaux et leurs luttes, qui peuvent apporter un esprit nouveau dans les instances de décisions aujourd'hui masculines. C'est l'infiltration dans ces instances de femmes assez nombreuses pour qu'elles restent naturelles et n'aient plus à se conduire, fût-ce à leur corps défendant, comme des « cas ».
Là aussi, la décision appartient aux hommes. Quelques performances spectaculaires ne doivent pas faire illusion : dans la fonction publique autant et plus, peut-être, que dans le privé, l'accès aux directions et aux grandes charges reste si aléatoire qu'il se crée en ce moment autant d'aigreurs que de participation féminine efficace et féconde à la vie collective. A-t-on assez dit que les femmes réussissaient à merveille dans les fonctions municipales ? Elles sont cependant moins de sept cents à être maires. Pour plus de trente-huit mille communes.
La volonté du gouvernement, à l'égard de la promotion féminine à des postes de responsabilité, est nettement affirmée. Il faut qu'elle se répercute au-delà du conseil des ministres.
On sait que tout partage de souveraineté, toute abdication d'une parcelle du pauvre pouvoir que l'homme détient sur une femme quand il réussit à la confiner, servante sournoise et parfois tyranmque, au foyer, trouve plus de réticences encore au bas de l'échelle sociale que dans les milieux aisés.
Rien de plus compréhensible. Plus un homme a subi tout le jour la domination d'autres hommes, plus il a été brimé, privé d'initiative, plus il est naturel qu'il ait envie de prendre une revanche à la maison sur plus faible que lui.
Dès que l'on prétend cerner la condition féminine, on bute sur la condition masculine, et c'est bien normal, puisqu'elle sont intimement liées. Confondue dans une dialectique beaucoup plus complexe que celle, couramment évoquée par analogie, du maître et de l'esclave, du colonisateur et du colonisé, de l'exploiteur et de l'exploité.
Une jeune et fougueuse militante féministe d'extrême gauche exprimait, il y a quelques mois, cette complexité qu'elle découvrait soudain en écrivant, avec une sorte de candeur : « Il faut reconnaître qu'on n'a jamais vu un patron tomber amoureux de son ouvrier. » Non. On ne l'a jamais vu.
Que veulent les femmes ? Freud assurait qu'il est impossible de répondre à cette question. Qui le pourrait ? Qui pourrait répondre à une question qui met en cause toutes les contradictions de la condition humaine, dont il ne faut pas attendre qu'elles soient jamais réduites ? Et les hommes, que veulent-ils donc qui s'exprimerait si aisément ? Au moins sait-on qu'ils n'aiment durablement que les femmes qu'ils rendent heureuses. Pour leur propre salut, il est grand temps qu'ils s'appliquent, avec elles, à en trouver les nouveaux moyens.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Monde