Moscou à fleur de peau – La Callas moscovite a droit à un chauffeur, mais elle prépare son dîner et baigne ses enfants

Vie culturelle russe, évoque son dîner chez un couple de musiciens.(prétexte pour évoquer leur condition de vie)
Après dix jours de promenades, d'investigations et d'entretiens, Françoise Giroud vous raconte ce qu'elle a découvert à Moscou, plaque tournante d'un nouveau monde totalement étranger au nôtre, capitale d'un pays qu'il lui paraît aberrant de vouloir, sur n'importe quel point, comparer à la France.
Notre envoyée spéciale a rencontré M. « K » au cours d'une soirée : par sa puissance malicieuse et menaçante, il lui a rappelé l'éléphant du zoo.
Françoise Giroud raconte aujourd'hui comment vivent les Soviétiques (selon leur niveau social).

Les journaux font campagne pour que les Soviétiques renoncent aux fanfreluches de la « belle époque »

- Venez dîner chez nous demain soir.
— Impossible. J'ai Invité moi-même une jeune fille étudiante.
— Amenez-la...
— Mais elle sera sans doute accompagnée d'un ou deux amis!
— Amenez-les.
Celui qui ouvre ainsi spontanément sa table et sa maison à l'étrangère, je le connais à peine. C'est un musicien virtuose, très célèbre dans son pays, marié à une jeune et belle cantatrice non moins célèbre. Leurs salaires — un gros fixe, plus des cachets poux chaque concert et
chaque enregistrement — additionnés, les placent dans une situation tout à fait privilégiée.
Comment cela se traduit-il ? Ils occupent, avec leurs deux enfants et leur grand-mère, un appartement de quatre pièces, situé près du centre. Mon étudiante, elle, habite avec sa mère, son père et son frère, une pièce, une cuisine et une salle de bains, dans un quartier excentrique, très éloigné de l'Université où elle se rend tous les jours.
Pourtant, elle a refusé la bourse-salaire à laquelle elle aurait eu droit jusqu'à la fin de ses études parce qu'elle considère que ses parents peuvent la faire vivre.

Chez elle, on ne trouve pas la surface habitable excessive! Mais elle n'a pas, à l'égard de cette situation, la réaction qu'aurait une Occidentale. Le côté « roulotte » de cette vie commune où l'isolement est interdit ne semble pas lui peser plus qu'à ce jeune ingénieur, disposant de : deux pièces pour sa femme et lui en province, qui a préféré venir habiter à Moscou une pièce unique avec papa et maman.
Quant aux habitants du vieux quartier ouvrier traditionnellement révolutionnaire, où éclatèrent les troubles de 1905 ils disent et montrent leurs maisonnettes misérables : « L'année prochaine, tout ça sera rasé. Voyez comme on construit pour nous... Là... Et là... »
Nos hôtes, eux, vivent donc comme tous les Moscovites et sont persuadés qu'ils vivront bientôt... au large, dans des logements assez semblables aux H.L.M. parisiens.

Et ils disposent d'une voiture avec chauffeur. Ce chauffeur — ainsi que ses collègues — m'a plongée dans des abîmes de perplexité, Et m'a aidée à circuler. Fallait-il lui donner un pourboire ? Donne-t-on un pourboire à un homme socialiste ? Je l'ai fait, pour voir, et bien que personnellement cela me choque.
Et j'ai constaté trois attitudes. Les plus vieux acceptent bien volontiers, et même ils grognent vaguement quand ils ne reçoivent rien. Les plus jeunes ne demandent rien. Et parfois, ils refusent.
Donc, voiture et chauffeur pour mes virtuoses. Mais chez eux, pas de tapis. Je n'en ai d'ailleurs pratiquement vu chez personne. Et ils sont meublés abondamment, mais avec les meubles de tout le monde, c'est-à-dire mal.

Et imaginez la Callas, mariée avec Arthur Rubinstein, vous faisant elle-même à dîner après avoir lavé, nourri, couché ses enfants pendant que vous l'attendez au salon. A la cuisine, une femme l'aide, que l'on présente aux invités.
Je soupçonne d'ailleurs cette sollicitude générale à l'égard des femmes de ménage d'être moins socialiste qu'intéressée. Rien de plus difficile à trouver... et à garder pour peu qu'elles aient la moindre disposition à accomplir d'autres tâches, voire des études à tous les degrés.
Devant tant de confort inusité, mon étudiante est stupéfaite et me glisse - furieuse :
— Nous sommes chez des bourgeois soviétiques ! D'ailleurs, je n'aime que le jazz...

Mais quelques jours plus tard, écoutant au concert notre hôtesse chanter le « Requiem » de Verdi d'une voix somptueuse, elle a presque les larmes aux yeux et dira :
— C'est juste qu'elle vive mieux que les autres. Elle est magnifique... C'est la meilleure.
Bon. Mais les enfants de ce couple, et les enfants de celui-ci ou de celui-là, qui ont atteint à de hautes positions, que se passera-t-il avec eux, et pour eux, s'ils ne sont pas capables d'atteindre les mêmes par leurs seuls mérites ? Iront-ils à l'usine ? Ne seront-ils pas d'une façon ou d'une autre marqués par leur enfance privilégiée ?
A cette question, on m'a répondu partout :
— Non. S'ils étaient tentés dans leur enfance, de se croire supérieurs à cause de leurs parents, la pression formidable de leurs camarades d'école les dresserait immédiatement à rentrer dans le rang. Etudiants, ils seront, comme les autres, obligés de faire de très longs stages en usine ou dans les chantiers de travail. (En revanche, le service militaire est réduit, pour les étudiants, à une sorte de service civique accompli pendant les vacances.) Non seulement les examens ne leur seront pas rendus plus faciles, mais plus difficiles, au contraire.
— Et quand il n'y aura plus de Soviétiques non instruits, non spécialisés, où trouverez-vous votre main-d'œuvre ?
— Nous n'en sommes pas encore là.
— Mais, quand vous y serez, puisque c'est votre objectif ?
— D'ici là, l'automatisation aura pratiquement éliminé toutes les tâches grossières.
Je n'étais en mesure ni de discuter, ni de vérifier, ni d'approfondir. Je peux seulement dire que ceux qui m'ont répondu paraissaient croire à leurs propres paroles.
Parce que je me trouvais à Moscou en même temps qu'un ami parisien, le fameux chef d'orchestre Igor Markevitch (chef de l'orchestre Lamoureux en France) qui donnait là-bas une série de concerts triomphants, j'ai pu voir de nombreux musiciens au travail, ceux qui répétaient avec lui.
Comme tous les instrumentistes du monde, ceux-ci ne s'intéressent qu'à leur métier et ils le font avec amour. Mais à voir Markevitch, Russe d'origine occidental de formation, contraindre sous sa direction précise, rationnelle, nerveuse, ces aimables romantiques à exécuter une œuvre moderne, rigoureuse, presque inconnue là-bas, « Le Sacre du printemps, on avait l'impression qu'il ne parviendrait jamais à faire un gâteau de cette pâte qu'il tournait laborieusement.

Et puis, parce qu'ils portent la musique en eux, le soir du concert, quelque chose passa dans la salle blanche et or, un souffle, un lyrisme, une âme, jamais perçus ailleurs. Et ce fut un immense succès. Presque surannés dans leurs habits râpés, lustrés, à plastron blanc, ils étaient eux-mêmes bouleversés par leur performance et remerciaient leur chef, et le remerciaient encore.
Scepticisme est un mot qui ne doit pas exister en russe.
Du côté de la littérature, comme je demandais à un directeur de journal :
— Quel est, selon vous, le meilleur écrivain russe contemporain ? il me lança en riant :
— Tolstoï !
Autour de nous, tout le monde rit aussi et approuva. On venait précisément de célébrer le cinquantenaire de la mort de Léon Tolstoï. Puis, se reprenant, il cita quelques noms : Cholokov (« Le Don paisible »), Constantin Fedine...
— Pasternak ?
Il ne broncha pas.
— Oui. Pour ses poèmes.

Mais les jugements que cet homme cultivé et son entourage, qui l'est également, portent sur la littérature soviétique montrent que, dans le milieu du moins, on ne confond nullement l'art littéraire et la valeur « éducative », le
« réalisme socialiste » qui donne peut-être d'excellents citoyens mais de mauvais livres. Quant à la peinture, c'est la seule chose véritablement affligeante que j'aie vue à Moscou. Certains jeunes peintres, attirés par l'art abstrait, mais qui ne peuvent publiquement pas le pratiquer, expriment leur fantaisie créatrice sur les boîtes d'allumettes dont ils sont, chargés de dessiner les gaines. Avec certaines vitrines dont les étalages montrent parfois des audaces curieuses dans le goût et la composition, ce sont les seuls témoignages que j'aie pu déceler de l' « intoxication », par l'Occident décadent, des artistes.
A noter que « Occident » et « décadent », c'est presque, en russe, un pléonasme, car le mot occident évoque le lieu où le soleil se couche et sombre dans la nuit.

Certes, il ne faut pas confondre le goût et l'art. Le bon goût nous semble toujours être ce qui coïncide avec le nôtre. Le goût russe est, en tout cas, plus proche de celui qui régnait en Europe : en 1910. Aussi des campagnes sont-elles fréquentes - et en particulier dans le journal du soir les « Izvestia », dirigé par le gendre de M.Khrouchtchev — pour amener le public à renier son attirance périmée pour les ornements d'autrefois, les velours frappés, les pendeloques, les petits napperons, le tape-à-l'œil alambiqué.
Le goût peut être réformé, dépouillé, modernisé, et il faut qu'il le soit pour s'adapter au style « rationnel ». Mais, quand on passe du musée Pouchkine, qui contient quelques-unes des plus belles toiles des peintres français impressionnistes et contemporains (Matisse, Bonnard, Picasso, Vuillard), à la galerie Tretiakoff où exposent les peintres soviétiques, on a peine à croire que l'art soit aussi totalement absent d'œuvres accomplies avec les mêmes instruments : des pinceaux, de la toile, des couleurs.

Il faut dire que le pays n'a jamais été fécond dans le domaine de la représentation picturale et que, passé le temps des icônes, il n'y a pas eu de grands peintres russes.
Y en aura-t-il un jour ? Le mystère de la création artistique, des lieux et des climats et des temps qui lui sont propices, est aussi profond que celui qui jette hommes et femmes en prière, à genoux, sur les dalles glacées des églises de Zagorzk, à 80 kilomètres de Moscou.

Mardi, octobre 29, 2013
France-Soir