Moscou à fleur de peau – En U.R.S.S., l'amour c'est sérieux

Les femmes russes (leurs moeurs amoureuses, leur conception du travail, le non partage des tâches domestiques avec les hommes), les études
Moscou n'est pas une capitale comme les autres. C'est le cœur d'un monde totalement étranger à celui où nous vivons.
Après avoir vu chez eux, ou dans leur travail, des Soviétiques de divers milieux illustres ou anonymes, Françoise Giroud vous a rapporté les impressions personnelles qu'elle a éprouvées « à fleur de peau », en dix jours de promenades, d'investigations et d'entretiens.
— Je me trompe peut-être, dit-elle, mais j'écris librement et sincèrement.

Vous aimeriez rester chez vous ? Ne pas travailler ?
La jeune femme que j'interroge hésite un instant.
Elle, travaille dans un grand journal de Moscou. Les journaux quotidiens, tri-hebdomadaires, hebdomadaires, mensuels sont nombreux, épais et leur tirage massif, avec une proportion impressionnante d'abonnés. Largement truffés de politique, vierges de toute publicité, ils sont austères dans la forme comme dans le fond, et strictement alignés sur les positions politiques et morales du pouvoir.
— Ne pas travailler ? Non, je n'aimerais pas. D'ailleurs, toutes les femmes travaillent en Union soviétique.
Marx a dit : « Le degré de civilisation d'une société se mesure à la place qu'elle fait aux femmes. »

Mais celle-ci est, selon ses propres termes, une « mère poule », et elle souffre de ne pas veiller davantage sur ses enfants.
— L'idéal, dit-elle, ce serait de travailler à mi-temps.
Le vieux rêve des femmes. Travailler et rester chez soi tout à la fois. Pour le moment, les femmes de Moscou se débattent dans des problèmes analogues à ceux que connaissent bien d'autres femmes de par le monde. Les enfants, le ravitaillement (qui est long et laborieux parce que les points de vente ne sont pas assez nombreux), le ménage, la cuisine, peu ou pas d'aide domestique, et par-dessus tout cela, le travail.
Pour ce que j'en ai vu, les hommes participent aux courses, aux achats mais, à la maison, ils mettent les pieds sous la table et se font servir.
Et l'utilisation rationnelle des grand-mères m'a paru poussée au maximum.

Une secrétaire dans une administration, mari et frère tués à la guerre — mais il n'y a pas une famille qui n'ait été touchée — se plaint -drôlement :
— J'ai un fils et une fille... Ils sont tous les deux très brillants dans leurs études. Lui veut devenir ingénieur ; elle, chimiste, parce qu'ils disent que nous sommes à « l'âge technique ». Mais il est impossible d'obtenir du garçon qu'il consente à nous aider à la maison. Il dit :
« Débrouillez-vous, c'est le travail des femmes. »
Ah ! l'U.R.S.S. n'est certes pas le pays du matriarcat ! Pour toutes sortes de raisons sans doute. Et d'abord, l'attitude fondamentale, antique, des femmes russes qui sont et qui demeurent — dans leur ensemble — et en dépit de tous les diplômes, profondément féminines. C'est-à-dire agréables et plaisantes dans leur comportement.

Elles ne servent pas « d'objet » aux hommes, elles ne sont jamais en état de dépendance puisqu'elles gagnent elles-mêmes leur vie et que toutes les ambitions personnelles leur sont permises — c'est une femme très respectée, Mme Furtseva, qui occupe le poste, fort important en U.R.S.S., de ministre de la Culture —, elles se trouvent souvent en compétition avec les hommes dans le travail, mais elles ne semblent nullement souhaiter les dominer. Au contraire.
D'autre part, un puritanisme certain règne, du moins dans ce que les mœurs ont d'apparent. Pas de regards impertinents, pas de couples enlacés ou dansant de trop près.
Dans les publications, pas de photos suggestives ; dans les films, par de déshabillage, pas la moindre scène frôlant le scabreux. On y veille avec une rigueur qui touche même, parfois, à l'obsession et qui intervient, au premier chef, dans le choix des films étrangers projetés en U.R.S.S.
— Hommes et femmes pensent bien assez à ces choses sans
qu'on les y encourage, m'a dit un fonctionnaire.
En même temps, les jeunes gens semblent avoir des rapports très libres. Et les filles sont directes, très directes, avec les garçons qui leur plaisent.
Si la vertu règne à Moscou, je n'en sais rien. La vie sentimentale des uns et des autres est certainement moins simple que la discrétion de paroles et d'allures pourrait le laisser croire. Mais, sans trop s'avancer, on peut dire qu'on ne badine, ni on ne joue, ni on ne libertine. L'amour, c'est sérieux et parfois, sans doute, dramatique.

Enfin, à la génération de la guerre, les hommes ont été décimés et il y a un nombre considérable de femmes (les uns m'ont dit 12 millions, les autres 14 millions) qui vivent seules et qui élèvent leurs enfants seules. A la jeune génération, l'équilibre est rétabli.
— Un homme n'a pas le droit d'abandonner son foyer, de divorcer quand il a des enfants, m'a dit Galinâ Nicolaïeva, romancière renommée, qui a été l'une des premières à traiter, avec sensibilité et humanité, des problèmes de tous ordres que pose un amour adultère en U.R.S.S.
— Pourquoi n'envisagez-vous jamais la situation inverse ? lui ai-je demandé, après qu'elle fût revenue plusieurs fois sur la question. Une femme qui veut quitter son mari...
Visiblement, je soulevais là un cas d'espèce qui ne méritait pas d'être examiné.
Un puritanisme certain règne. Pas de regards impertinents, pas de couples enlacés ou dansant de trop près. Les amoureux des bancs publics sont aussi très chastes.

N'y aurait-il pas à Moscou de femmes infidèles ? Sans doute oui. Mais ce n'est pas la mode, pas du tout et, s'il arrive qu'il en soit question dans les films, c'est pour les fustiger cruellement. La cellule familiale doit être défendue, non par des interdits, mais parce qu'une bonne socialiste, un bon socialiste doivent réussir à surmonter les crises que peut traverser un couple, une fois que le foyer est fondé.
Par ailleurs, aux questions que j'ai posées sur la faculté de ne pas laisser venir au monde les enfants non souhaités, on m'a répondu :
— Pas de problème. On va à l'hôpital. Mais pour subir l'opération, les femmes ne sont pas endormies.

On m'a assuré qu'il ne s'agissait pas de faire ainsi payer aux femmes le prix de leur acte, mais de les placer dans les conditions les meilleures pour que tout se passe bien. Il reste que c'est du côté des femmes que j'ai trouvé le moins d'assurance quant à la façon dont l'avenir pourrait régler leurs problèmes quotidiens.
Et l'exemple de l'Amérique prouve que la multiplication et le perfectionnement des appareils ménagers, qui commencent seulement à entrer dans la vie soviétique, comme les fibres synthétiques, simplifient l'existence mais n'élèvent pas les enfants.
Des journaux féminins, avec des éditions particulièrement destinées à l'ouvrière, à la paysanne, abordent les questions pratiques et domestiques propres à chaque groupe, et traitent largement d'éducation. De mode aussi. Ils sont abondamment diffusés. Parmi les femmes des milieux les plus évolués, ils sont mal vus et ne sont pas lus. Ils contiennent d'ailleurs une littérature sentimentalo-édifiante qui est consternante. Peut-être est-ce ainsi qu'il faut procéder pour former la femme socialiste prise au niveau le moins élevé. Mais alors quel travail en perspective !
Ce serait absurde, bien sûr, de penser que, parce qu'une société vit selon un système économique et moral différent de ceux que nous connaissons, toutes les femmes se ressemblent entre elles, et tous les hommes entre eux. Mais ces journaux font toucher du doigt l'écart formidable qui doit exister entre le niveau intellectuel de la couche la plus basse et de la couche la plus haute de la population.

Seulement, la couche la plus basse a toutes facultés de se développer et de s'instruire. L'avenir n'est bouché pour personne. Les études, obligatoires jusqu'à 18 ans, n'impliquent, même lorsqu'elles se prolongent en longues études universitaires, aucun sacrifice de la part des parents.
Cela c'est, me semble-t-il, l'aspect le plus positif, le moins contestable dans ses effets, fût-ce pas les adversaires les plus acharnés du système soviétique.
Non seulement pour ce qu'il donne d'élan et d'espoir à tous, non seulement pour ce qu'il produit de richesses pour le pays qui multiplie et exploite ainsi toutes les ressources de son capital humain, mais parce que l'instruction, même orientée, conduit inéluctablement à l'expansion. Seule, la guerre pourrait maintenant stopper cette expansion et faire régresser l'U.R.S.S. Il lui faut, pour un temps long, la paix.
Il reste à prouver qu'au-delà de l'expansion industrielle et scientifique, le système soviétique, avec toutes les contraintes imposées ou consenties qu'il suppose, débouchera sur autre chose qu'une société aboutie, saturée de biens matériels, satisfaite dans ses appétits, insatisfaite dans cette région mystérieuse de l'homme qui exige autre chose.
Il faut commencer par là. On ne peut pas finir par là.

Mardi, octobre 29, 2013
France-Soir