Main tendue dans la nuit...

La détresse à l'état pur. A force de relancer, Alain Juppé va finir par être balancé. C'est triste à dire, mais cela ne marche pas, ses trucs.

On n'aurait même pas le coeur d'en parler, ne serait-ce la pugnacité de Martine Aubry pour analyser «ces mesures compliquées auxquelles les gens ne comprennent rien» («7 sur 7»). Ferme, intense, précise, elle était à son meilleur. Où le bât blesse? Il ne suffit pas de critiquer. Où sont les propositions socialistes de nature à requinquer un électorat sceptique?

«Nous y travaillons, dit-elle. Nous avons fait des erreurs. Nous en tirons les leçons.» Ainsi soit-il. Elle parle clair, elle parle vrai, elle est très bien, Martine Aubry.

Je voulais enregistrer un «Ecrivain du siècle». Erreur de manipulation : le magnétoscope m'a restitué «Echos de stars», émission de la Une. Ce n'est pas mauvais, non, c'est nul. Un peu de frivolité, pourquoi pas? On en a besoin quelquefois. Mais il y faut un minimum de talent. Au lieu de quoi on vit un défilé de célébrités ou présumées telles exhibant leur belle voiture ou leur petite culotte, Chantal de France recevant un briquet incrusté de pierres précieuses pour ses 50 ans, la femme d'Henri Leconte choisissant la layette de son futur bébé, un docteur ès protocoles expliquant comment on s'adresse à un roi, un duc, un comte et à qui l'on doit une révérence et je ne sais encore quoi... Qui diable cela peut-il intéresser? La fameuse ménagère de moins de 50 ans?

Renseignements pris, elle renâcle. L'Audimat boude... Qu'est-ce qui se passe sur la Une? On a perdu la main? Ailleurs, on fut mieux servi, à condition de caracoler à travers les chaînes. D'abord fut proposé un beau reportage d'«Envoyé spécial» sur un sujet pourtant rebattu : les exclus. Là furent suivis les six minibus mis en place par le docteur Emmanuelli qui sillonnent les rues de Paris et ramassent les sans-abri. Pas de pathos. De la détresse à l'état pur. Des gens si abîmés que souvent ils refusent ce qu'on leur propose, un lieu où coucher, un repas chaud. Recroquevillés, sous une pluie glacée, ils disent «non, non...». Quelques-uns acceptent et vident leur cœur. D'autres restent enveloppés de mystère... Inlassables, les équipes des minibus les repèrent dans la rue, leur parlent comme il faut leur parler, sobrement, simplement, main tendue dans la nuit. C'était déchirant.

Sur La Cinquième il ne fallait pas rater le dernier volet de l'époustouflant document anglais sur «La Yougoslavie, suicide d'une nation européenne». On en a beaucoup parlé ici lors de sa diffusion par Canal+. Mais tout le monde n'est pas abonné à Canal+ et La Cinquième a eu le réflexe de relever le gant. L'image, diffusée par le Journal de la Une, de l'un des charniers découverts en Bosnie en était le complément hallucinant. Des corps décomposés, un foulard, un chandail, une chaussure, des crânes, despapiers d'identité éparpillés, le visage bouleversé de Mme Rehn, rapporteur spécial de l'ONU, errant parmi les ossements... Naguère, ces morts sans sépulture habitaient Srebrenica...

Toujours sur La Cinquième, le tribunal de Daniel Schneidermann mit en accusation, dans «Arrêt sur images», un documentaire sur les Papous. Appuyé sur des papoulogues indignés, il nous démontra que le documentaire en question avait tout faux. Serait-ce que la télévision ment? Elle ment énormément. Mais Schneidermann veille! «Bouillon de culture» fut d'une bonne cuvée, avec des gens d'esprit, Erik Orsenna, Jacques Weber, réunis autour de Pierre Goubert, l'historien de Louis XIV. Rien d'un universitaire. Il a un naturel, une drôlerie, une verve... Les historiens sont les meilleurs clients de Pivot.

Pour se divertir un moment, on recommandera, le samedi, la série anglaise d'Arte «Comment horripiler les gens». Ces saynètes de la vie ordinaire où l'on se reconnaît soit dans le rôle de l'horripilé, soit dans celui de l'horripilant, sont savoureuses. Enfin, on ne perdit pas tout à fait son temps en regardant sur Arte «la Flambe» (quel mauvais titre!), documentaire sur quatre joueurs esclaves de leur passion que tour à tour ils maudissaient ou justifiaient, pitoyables ou exaspérants. D'où vient cette funeste passion du jeu, vieille comme le monde? Mystère. Les hommes sont de drôles de machines. 

Jeudi, février 8, 1996
Le Nouvel Observateur