Les parents figurants

Décrit l'ébranlement du système éducatif par la révolte des étudiants. Montre la rupture entre parents et enfants sur ce point.
Si nous parlions un peu des parents, maintenant ? Raidis ou compréhensifs devant leurs enfants insurgés, tremblant de savoir leurs fils et leurs filles sur des barricades, ou consternés d'avoir engendré de jeunes couards, ils ont passé, en tout cas, de mauvais moments.
Ce n'était qu'un début. La forteresse sacrée des « études » est ébranlée, sinon démantelée. L'examen, ce point fixe à l'horizon des familles, s'est mis à valser. Le système était rongé, puisqu'il s'écroule d'une poussée, mais aussi longtemps qu'il existait, chacun cherchait, bien normalement, à y insérer ses enfants.
Le bac, passeport pour les études supérieures, le diplôme, passeport pour l'avenir — du moins voulait-on le croire — ont une charge affective intense pour bien des parents : c'est la preuve fragile qu'ils n'ont pas, quant à eux, entièrement échoué, que, à travers les vicissitudes de leur propre vie, ils ont tout de même tricoté convenablement leurs enfants.
Voilà que tout se brouille, jusque dans les lycées, dans ce « secondaire » dont on verra bien un jour qu'il est plus malade encore que le supérieur. Or on peut soutenir des théories brillantes sur la société sans savoir pour autant ce que l'on fera du petit si l'année s'achève mal pour lui. Et plus le petit est grand, plus grand le désarroi. Plus grande l'inquiétude égoïste, et légitime, pour l'avenir immédiat d'un ou deux ou trois étudiants que l'on tient parfois à bout de bras. Avant de refaire le monde, il faut achever ses enfants. Et cela n'apparut jamais si long, si périlleux, si troublant. Le plus troublant, dans l'aventure que nous sommes en train de vivre, étant peut-être que les parents n'y ont joué et n'y jouent aucun rôle en tant que tels.
Les jeunes gens ne leur en veulent pas, ils les ignorent. L'insurrection n'est pas dirigée contre eux, ils en sont exclus. Même aux plus jeunes, ils n'ont pas eu à expliquer la nature de la situation. Ce sont les lycéens qui ont été chargés, au contraire, de la faire comprendre chez eux.
Ceux-là s'y sont employés, certes, avec plus de conviction quand ils avaient rapporté, ces dernières semaines, « de bons carnets ». Les malheureux titulaires de mauvais carnets ont généralement jugé qu'ils avaient intérêt à ne pas se mettre en flèche. Ils n'en sentent pas moins, fût-ce confusément, que les parents sont littéralement hors du circuit.
Pour les étudiants, la question ne se pose même pas. Lorsque, financièrement, ils sont entièrement dépendants, ils fournissent seulement quelques explications. Ce faisant, c'est eux qui agissent en « parents », en ce sens qu'ils décrivent la réalité et la nécessité pour leur famille de s'y adapter. La situation inverse, classique depuis des millénaires, est curieusement renversée.
Quant au conflit lui-même, il est bien clair qu'il n'a opposé pas deux générations à l'intérieur des familles, mais une génération, la nouvelle, à la société dans ses diverses incarnations. Tout se passe comme si cette société s'était substituée à l'autorité paternelle, y compris comme cible d'agression. Peut-être assistons-nous à la première manifestation visible, sensible, d'un phénomène profond.
La famille, qu'est-ce que c'est ? La première organisation sociale à l'intérieur de laquelle l'enfant se heurte au « principe de réalité », et apprend qu'il ne peut pas se consacrer à la libre satisfaction de ses besoins instinctuels, au plaisir élémentaire. La répression ou la modification de ces instincts, c'est la loi de civilisation. Au long des siècles, la famille, les parents, le Père, ont transmis personnellement aux enfants les règles répressives et les valeurs dominantes destinées à former une conscience morale qui les soutiendra dans cette lutte permanente qu'est le détournement des instincts à des fins utiles.
Valeur fondamentale pour le développement de la civilisation : le travail, le labeur, qui est aussi peu naturel que possible. Non seulement il n'est pas plaisir primaire, mais il est déplaisir. Pour que l'homme y investisse, cependant, la plus grande part de son énergie, il faut qu'il apprenne très tôt à détourner celle-ci de ce qui lui apporterait le plaisir, et à y trouver des satisfactions au second degré.
Cette mutilation, ce renoncement au bonheur élémentaire, c'est le sacrifice que l'animal humain s'est en quelque sorte consenti à lui-même pour devenir l'être humain. C'est le sacrifice que chaque enfant d'homme est contraint de renouveler pour son compte. Ses parents l'y obligent, lui imposent de l'extérieur des interdits, qui deviennent des interdits intérieurs, et que l'on ne transgresse pas sans se sentir coupable. Seul l'imaginaire reste libre, indomptable.
Tout cela ne se passe pas sans douleur ni souffrances dont l'homme garde toujours des cicatrices, et parfois davantage. Transmis de père en fils, de génération à génération, ce capital de contraintes est tout bonnement ce qu'on appelle l'éducation. Chacun le reçoit pour le meilleur et pour le pire.
Vient dans chaque vie le moment de la révolte contre le Père. L'instinct voudrait que le fils l'agresse et l'élimine pour prendre sa place. La conscience qu'il a formée le lui interdit. Le renoncement à la satisfaction de cet instinct-là et au rêve de réintégrer le ventre de sa mère, fait l'individu adulte.
Or il se passe aujourd'hui, semble-t-il, des choses étranges. Ce ne sont plus les parents qui transmettent les règles, les valeurs, les modèles, l'image de la réalité à laquelle il faut soumettre ses instincts. L'éducation n'est plus individuelle, avec toute la marge de souplesse que cela laissait à la personnalité privée. Ce sont les moyens de communication de masse, la télévision, la radio, les bandes dessinées, le cinéma, qui fournissent les modèles du bon jeune homme, comme du mauvais, de « l'adapté qui réussira parce qu'il est efficace », comme du rebelle. La marge laissée au non-conformisme individuel, à l'intérieur d'une attitude néanmoins sociale, devient infime, tant est forte la pression qui va du mode de vie à la façon d'aimer, de s'habiller ou de prendre des vacances.
On en arrive à une sorte d'éducation socialisée, standard, extérieure à la famille, qui se trouve ainsi n'être plus la cible, le moment venu de l'insurrection. C'est l'autorité, la domination diffuse de la société qui en fait fonction.
Pour cette raison ou pour une autre, la mère et le père de grands enfants sont sans doute nombreux à se sentir, à travers cette crise, nourrice et banquier, mais aussi figurants.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express