Les nouveaux sorciers

A partir d'un documentaire réalisé par l'ORTF sur la force de frappe française, FG s'interroge sur la réception d'une telle émission et sur la capacité du public à saisir le sens de cette émission. Elle met l'accent sur l'évolution du langage technique re
Six heures de télévision en cinquante heures, consacrées au même sujet... La campagne présidentielle, à son plus fort, fut moins copieuse que l'émission en cinq épisodes, « Guerre ou Paix », réalisée par Igor Barrère, conduite par Pierre Desgraupes et diffusée au cours du précédent week-end.
Il s'agissait de montrer, en direct, comment se construit, de quoi se compose, et comment agirait la force de frappe française, puis de mettre en discussion le bénéfice que les industries civiles peuvent tirer des dépenses qu'elle impose.
Sur ce point, la réponse a été manifeste : le bénéfice est négligeable. Sur nos moyens de protection au cas où nous serions attaqués : ils sont inexistants. Sur le point de savoir si la réalisation de la force de frappe peut nous mettre à l'abri d'une guerre nucléaire en dissuadant quiconque d'attaquer : peut-être. Sur la priorité dans l'ordre d'urgence, entre deux menaces à conjurer, guerre à venir sur notre sol ou guerre économique déjà ouverte : la seconde semble plus pressante. Sur les moyens que donnerait, pour y parer, l'abandon de la force de frappe : la discussion reste ouverte. Elle n'a pas été au fond. Un point acquis pour le gouvernement : l'O.R.T.F., cette fois, a joué franc jeu.
Du moins est-ce là ce que j'ai, pour ma part, retenu d'une audition attentive. Plus une masse d'informations inédites, et mêmes inouïes, au sens propre du terme. Mais une question se pose : qui les a reçues ?
A un homme qui voulait l'en persuader, une femme a dit : « Ecoute, si je t'obligeais à passer l'après-midi au Salon des Arts ménagers, qu'est-ce que tu dirais ? »
Ce n'est ni une sotte ni une femme dépourvue de curiosité intellectuelle.
Aucun sondage d'écoute n'a été communiqué, mais il ne s'agit pas, semble-t-il, d'une réaction isolée. Rien ne ressemble plus à une laverie automatique ou à une cuisine moderne qu'une usine de mort ; si éloquents, concis et sympathiques qu'aient été les démonstrateurs. Alors, avant que se déploient radars, bombes et fusées, spectacle auquel les films de guerre nous ont d'ailleurs immunisés, beaucoup ont « décroché », faute d'une dramatisation, qui eût été, d'ailleurs, de mauvais goût. Comment comprendre qu'une si étonnante parade ait pu parfois décourager l'attention ? Le phénomène va au-delà d'une série d'émissions.
Au sein d'une époque dominée, et même écrasée, par la technique, l'ignorance d'un Français moyennement informé est si grande — fût-il capable, d'autre part, de réciter Baudelaire ou de traduire Virgile — qu'il n'y a déjà plus de langage commun entre spécialistes et non-spécialistes.
Les premiers usent d'un vocabulaire aussi hermétique que l'est devenu celui de la philosophie. Celui des économistes est à peine plus accessible.
Dès que se dressent de telles cloisons, la communication devient impossible autrement qu'entre initiés. Si j'écris qu'il y a un mouvement par lequel l'existence idéale descend dans la localité et la temporalité, et un mouvement inverse par lequel l'acte de parler ici et maintenant fonde l'idéalité du vrai, je passe derrière un mur où un lecteur sur dix mille sera tenté de me suivre.
On dira que le langage philosophique n'a pas besoin d'être clair immédiatement et pour tous. Admettons. Cela cesse déjà d'être vrai pour l'économie. Quant au langage technique, il habille aujourd'hui d'effrayantes et concrètes réalités, qui vont sans cesse se multipliant. Or il faut bien nommer ce qui est nouveau.
Personne ne peut prétendre assimiler, même superficiellement, toutes les données que recouvrent ces mots inconnus. Mais un minimum vital est nécessaire pour ne pas se retrouver totalement coupé du monde où nous sommes.
Les ordinateurs, par exemple, deviennent les compagnons de notre vie quotidienne, et bien plus encore que le public ne le soupçonne. Ils ont déjà sécrété toute une terminologie. Qui comprend, qui comprend vraiment, parmi les profanes, ce qu'est un programme ?
Pendant les émissions de « Guerre ou Paix », le mot est peut-être revenu cinquante fois. Dans des phrases claires, chacun faisant un remarquable effort de simplicité. Mais il suffisait que le mot fût dit pour qu'il désignât déjà quelque chose d'inconcevable, d'étranger. Et je choisis à dessein un mot familier parce que ce sont les plus troublants quand ils sont employés dans un sens inhabituel. On croit saisir, on ne saisit rien. Des mots s'enchaînent, que l'on connaît, ils forment des phrases, logiques, mais qui se mettent à ressembler à des objets. Des objets que l'on sent extérieurs à soi.
On en est déjà au stade où une conversation tenue en français par ceux qui utilisent les ordinateurs peut demeurer impénétrable à un homme cultivé.
Cela est grave, pour une raison majeure : nous entrons dans un temps aussi stupidement « scientiste » que le fut le XIXe siècle, un temps où la technique sera bientôt censée commander et résoudre tous les problèmes humains. Parallèlement, elle est objet d'effroi. Nous allons vivre, de plus en plus, entre les maniaques de la technique et les obsédés de la robotisation.
Il n'est pas possible de permettre aux premiers de régner, et aux seconds de bêtifier. Or nous y allons tout droit. Et comment juger, participer, exercer son esprit critique, ou tout simplement son bon sens, si l'on ne comprend littéralement pas de quoi il est question ?
De nouveaux mythes s'élaborent, de nouveaux sorciers naissent, un nouvel obscurantisme se répand. Il ne faut pas l'accepter et se dire : « C'est trop compliqué, ce n'est pas mon affaire. » Rien n'est trop compliqué, avant l'âge, variable, où l'esprit perd sa souplesse.
Encore les moyens doivent-ils nous être fournis, en même temps que cette « culture » dont on se gargarise, d'accéder à des connaissances différentes.
La télévision peut faire, à cet égard, un travail bénéfique. Si l'on intéresse dix millions de spectateurs à Giraudoux ou à Shakespeare, si l'on a pu faire entrer le public féminin dans les subtilités du rugby, il ne doit pas être impossible de donner les clés de l'électronique. A propos, qui sait comment et pourquoi il voit une image sur son écran ? Combien sauraient l'expliquer à leurs enfants ?
L'intelligence de la technique n'est peut-être pas plus importante que celle de Shakespeare. Mais elle l'est tout autant. Il est urgent, pour tous, d'en comprendre et d'en savoir assez pour n'être ni béats ni hagards devant les nouveaux sorciers.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express