Le sens du bonheur

Défend la révolution qui est en train de se produire, et cela malgré les maux qu'elle produit aussi inévitablement. Une même exigence soutient deux principaux courants de la révolte : obtenir plus de bonheur.
Politique des deux côtés ! Connivence et connivence ! Où me tournerai-je pour trouver les amis de la vérité ? »
Ce cri, nous l'avons dans la gorge. Mais quelle est donc la vérité ?... Au moins, la chercher, accepter l'interrogation ardente que pose à chacun la crise qui nous secoue. Comment est-ce arrivé, pourquoi est-ce arrivé, qu'est-ce qui a craqué et qu'est-ce qui peut s'élaborer, où chacun en est-il avec ses espoirs et ses frayeurs ?
La seule lâcheté impardonnable est la lâcheté intellectuelle. L'autre... il faut être indulgent aux viscères fragiles. Mais fuir ses responsabilités, et se fuir soi-même, que ce soit en arrière, en criant : « Vous allez tout détruire » — c'est-à-dire me détruire — ou en avant, en criant : « Vive la Révolution et, d'ailleurs, c'est moi qui l'ai dit le premier, hein ? Surtout, ne l'oubliez pas ! », c'est une démission intellectuelle.
 Les vieux maîtres qui se frappent la poitrine, agenouillés devant les jeunes gens à s'en faire gémir leurs articulations usées, qu'ils nous fassent grâce de leur acte de contrition ! Les tenants des pouvoirs, de tous les pouvoirs, les petits autocrates prenant modèle chez le plus grand — même lorsqu'ils n'étaient pas gaullistes — qu'ils nous épargnent l'inventaire des bonnes intentions qui pavaient l'enfer de leur cœur ! Pour certains, d'ailleurs, c'est trop tard.
Quant aux sarcasmes à l'égard des révoltés, oui, on a vu ici et là des règlements de comptes sordides, l'agitation des médiocres toujours prêts à croire qu'une révolution leur donnera les capacités qu'ils n'ont pas. Mais cette suprême injustice-là, celle qui vous coule dans le sang ou que l'on porte sur sa figure, le malheur innocent d'être mal doué, croit-on qu'il est facile de le vivre ?
Oui, on a vu les petits terrorismes individuels exercés au nom de la liberté. Oui, on a vu, à la Sorbonne, des étudiants discuter sur le contrôle de connaissances un peu spéciales : comment faire l'amour à trois. Oui, on a vu affleurer l'écume de bassesse, de bêtise, d'irresponsabilité qui remonte des grands fonds chaque fois que des courants puissants bouleversent une société. Mais que les personnes sensibles qui pleurent sur les maux qu'apporte une révolution versent donc aussi quelques larmes sur les maux qui l'ont provoquée !
Et d'ailleurs, ces maux, qui n'en souffre pas ? Qui se sent libre ? Qui est heureux ? Qui n'abdique pas dans son travail les droits naturels d'un être humain ? Et combien de femmes les abdiquent encore dans leur vie privée... J'en sais qui ont éprouvé une joie brève mais intense à voir leur tyran domestique soudain déboulonné de son socle professionnel.
Mais, dans les maux endurés, il y a des degrés, et surtout une différence de nature entre les contraintes et les abandons subis par les uns et par les autres. Celui qui gagne 500 Francs par mois et qui en veut 600 n'est pas celui qui réclame une participation aux décisions du chef d'entreprise ou qui récuse l'autorité du professeur de faculté.
Alors, deux courants apparemment contradictoires irriguent la révolte : gagner plus pour consommer davantage ; freiner l'engrenage de la société productrice, broyeuse d'hommes. En fait, c'est le même mouvement, la même exigence, le même espoir : obtenir davantage de bonheur. Il n'y a aucune contradiction dans l'objectif s'il y en a peut-être dans les moyens d'y atteindre.
Que ce mouvement ait surgi, et avec tant de force, du fond de la France, est-ce si surprenant ? Nous savons, ou au moins nous sentons, qu'il n'y a pas une explication mais qu'il y a des explications, et que nous n'avons pas fini de les chercher. On peut, semble-t-il, retenir, entre autres, celle-ci.
Dans la mesure où l'on peut parler de traits spécifiques à un peuple, les Français aiment la vie. En eux, Eros l'emporte sur Thanatos, l'instinct de vie sur l'instinct de mort. Peut-être leurs structures mentales, leur culture, au vrai sens du terme, changeront-elles dans l'avenir. Mais peut-être pas. Elles sont beaucoup plus résistantes que les structures économiques, pour le meilleur et pour le pire.
De toutes leurs forces, les Français s'arcboutent collectivement contre cette forme de malheur qu'impose la société industrielle où tous les instincts sont détournés vers le travail et la compétition. Compétition des hommes entre eux, des nations entre elles, forme nouvelle de la guerre, moins meutrière mais affreuse cependant. Rien n'est plus étranger à l'équilibre fondamental et séculaire des Français que cette permanente culpabilité à l'égard des plaisirs de la vie qui a fait des peuples puritains les rois du capitalisme industriel.
Alors, qu'on le veuille ou non, ils résistent. Et les stupidités que l'on profère sur la société de consommation dans les milieux où l'on en parle bien à son aise parce que l'on y est gavé, traduisent ce qu'il y a de négatif et aussi de positif dans cette crispation.
Négatif : la peur de la compétition économique avec les autres pays ; le refus de l'effort dans la compétition individuelle, l'horreur du changement, la crainte de l'avenir, le manque de confiance en soi. On doit douter de tout, mais pas de soi.
Positif, ô combien, le refus de l'enfer qu'est une vie d'homme frustré de toutes les satisfactions naturelles et où le prototype de l'individu réussi est un dingue travaillant soixante-douze heures par semaine, buvant de l'eau minérale parce qu'il souffre d'un ulcère, mourant d'infarctus, et dont les objets de désir ne sont plus les femmes, mais les avions privés, les voitures, les charges de P.D.G. et toutes les formes ou les insignes du pouvoir.
Il est normal que ce refus vienne de la France, il est réconfortant qu'il s'exprime par la jeunesse. Car c'est le signe qu'il s'agit, si l'on peut dire, d'un refus dynamique, et pas seulement d'un repliement sur les tiédeurs défuntes.
Que faut-il faire pour concilier la recherche d'un bonheur naturel et l'amélioration des conditions matérielles qui font inéluctablement partie, aujourd'hui, du bonheur des hommes vivant dans des sociétés avancées ? Personne ne le sait. Il faut inventer, il faut imaginer, il faut créer. « Le monde pense, la France parle », disait Michelet. Il y a bien longtemps que la France ne parlait plus et que le monde pensait sans elle. Dans ce qu'elle a commencé de dire, il y a trop de confusion pour discerner les chemins de l'avenir, quel que soit le futur immédiat de ces balbutiements.
Et puis, cet instinct de vie, ce sens du bonheur et du plaisir que la France ne partage peut-être qu'avec l'Italie, les peuples « producteurs » l'ont refoulé. Et ils peuvent être les plus forts, nous imposer le choix entre la contagion progressive de leur névrose et un lent glissement hors du monde moderne. Alors, un certain malheur et le mouvement vers l'autodestruction l'emporteraient peut-être, et avec eux tout l'Occident.
Mais, pour l'heure, comment ne pas percevoir ce qu'il y a, dans le soulèvement français, de santé mentale ?
Depuis le temps que nous égrenons en classe les dates des révolutions qui jalonnent les siècles, voilà que nous y sommes, nous, de notre vivant. Cela vaut bien d'y regarder sans les lunettes roses de l'optimisme niais, mais sans les lunettes noires que posent trop facilement devant nos yeux les désagréments personnels qu'il peut y avoir à vivre l'Histoire, au lieu de la lire.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express