Le prix de la révolution

Évoque la portée symbolique actuelle de la Révolution d'Octobre à l'heure actuelle, au moment où sort sur les écrans le film éponyme de Frédéric Rossif et Madeleine Chapsal.
Paramount, symbole de l'Amérique hollywoodienne, le distribue. Hachette, symbole du capitalisme français, l'a financé et produit. Ce double patronage suffirait à indiquer que « La Révolution d'Octobre », racontée par Frédéric Rossif et Madeleine Chapsal, n'est pas un film subversif.
Comment le serait-il ? Les républiques bourgeoises peuvent célébrer le cinquantième anniversaire de l'Octobre rouge aussi sereinement que celui du 14 Juillet. La Russie impériale de 1917 semble aussi profondément enfouie dans les lointains de l'Histoire que la France monarchique de 1789.
Bien sûr, selon la formule de Trotsky, « la Russie a accompli si tard sa révolution bourgeoise qu'elle s'est trouvée forcée de la transformer en révolution prolétarienne. Autrement dit, la Russie était tellement en retard sur les autres pays qu'elle a été obligée, du moins dans certains domaines, de les dépasser ».
Ce sont les aventures de la dialectique. Mais ce « dépassement » n'offre plus, aujourd'hui, ni le caractère d'une menace pour les uns, ni celui d'un exemple pour les autres.
Liquidées à la fois la peur et l'illusion lyrique, reste la formidable aventure, « la première irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées », sous la conduite de deux intellectuels de génie, Lénine et Trotsky.
Ce tournant de l'histoire du monde s'est produit après que le cinématographe eut été inventé, d'où le miracle : quelques bandes d'actualité sauvées, conservées, exhumées, montées aujourd'hui par Frédéric Rossif.
D'autres bandes, parfois les mêmes, ont été très largement utilisées, truffées de plans tournés après coup par les Soviétiques et reconstituant les grands moment de la Révolution, dans une production d'origine italienne, « Procès à Staline ».
La première partie de ce film, celle qui s'arrête, comme le montage de Rossif, après la mort de Lénine, a été diffusée mardi dernier par la télévision française avec un excellent commentaire dit par Léon Zitrone dans l'émission « Caméra III ».
Les téléspectateurs qui l'auront vue compareront avec intérêt, l'utilisation différente de documents analogues. Utilisation plus sobre, plus scrupuleuse et volontairement neutre par Frédéric Rossif. Utilisation plus brillante, plus passionnée, plus lyrique, dans « Procès à Staline ». Dans les deux cas, un matériel parfois bouleversant, qui touchera, bien sûr, à la mesure de l'imagination de chacun.
Tout le monde a vu, une fois ou l'autre, sur le petit écran, le départ d'une fusée propulsant dans le ciel des astronautes. L'image, lorsqu'elle se prolonge, n'a, en soi, aucun intérêt. Un point minuscule dans un rectangle gris. Mais parce que nous savons ce qu'est ce point, parce que nous imaginons les deux hommes dans leur capsule, parce que nous n'ignorons plus rien des dangers qu'ils courent, parce que nous avons investi en eux une très forte charge d'émotion et de connaissances, nous pourrions contempler indéfiniment le point noir sur le rectangle gris de l'écran.
Il en va un peu de même avec le film de Rossif.
Un vieillard barbu qui marche à côté de sa femme, puis un groupe de paysans qui portent un cercueil... Ce n'est rien. Mais ce vieillard, c'est Tolstoï. Ce cercueil, c'est le sien.
Un enfant à cheval, autour duquel s'empressent des officiers serviles, toute échine courbée... L'image, si elle n'était authentique, paraîtrait grossièrement outrée. Mais elle est authentique. L'enfant est le Tsarévitch.
Un homme jeune, remuant, nerveux, malin, qui sourit en regardant l'objectif... Kerenski. Le seul et bref obstacle à la détermination de Lénine, l'avocat devenu président du gouvernement provisoire, après l'abdication du Tsar, le socialiste qui fait tirer sur la foule, lorsqu'elle s'insurge contre la guerre. Le seul acteur de la tragédie qui soit encore vivant.
Tous les autres sont morts. Morts, huit millions de Russes pendant la guerre civile où l'Armée du peuple en guenilles finit par écraser l'Armée blanche des professionnels. Morts, trente-six millions de Russes succombant à la famine et aux épidémies, enfoncés dans une misère sans nom que quelques images atroces traduisent. Mort, le rêve des poètes, Pasternak, Essenine, Maïakovsky, qui chantent, une fois la paix retrouvée, « le monde enfin adulte », les roses nouvelles qu'ils vont inventer, l'art nouveau qui va naître. C'est le moment où tout semble à faire, à construire, à créer. C'est l'exaltation superbe. Essenine et Maïakovsky, qui apparaissent sur l'écran, ne savent pas encore qu'ils se suicideront.
Mort, Trotsky, assassiné. Mort, Lénine, dès 1924. Veillant son corps, ses compagnons de lutte. Ils seront tous exécutés par l'un d'eux, qui pose un regard lourd sur la dépouille embaumée : Staline.
Le film qui s'est ouvert sur le couronnement de Nicolas II et sur sa déclaration : « A l'exemple de mon inoubliable père, je maintiendrai l'autocratie... » s'achève sur l'enterrement de Lénine et sur cette déclaration : « La vie de nos enfants sera meilleure que la nôtre. Beaucoup de ce que nous avons vécu leur sera épargné. Leur vie sera moins cruelle. Cependant, je ne les envie pas. Notre génération est venue à bout d'une tâche étonnante par son importance historique. La cruauté de notre vie, imposée par les circonstances, sera comprise et pardonnée. Tout sera compris, tout ! »
En fait, la Russie va entrer dans une longue nuit sanglante, sous le règne du plus cruel de ses autocrates, qui, au nom du communisme et de la fraternité, va liquider en quelques années encore quinze millions de loyaux sujets.
Et on se pose inévitablement la question à laquelle personne ne peut répondre : ces millions et ces millions de vies, était-ce le prix nécessaire pour que la Russie, qui était déjà une puissance industrielle, atteigne un niveau de développement encore inférieur à celui des autres pays développés ?
Ou le peuple russe a-t-il payé seul de ses morts et de ses infinies souffrances les mutations que sa Révolution a imposées, depuis cinquante ans, à toutes les autres sociétés ?
Devant le masque pétrifié de Lénine, le petit homme aux yeux bridés sous le front de Socrate, qui voulut mettre le feu au monde, on ne peut s'empêcher de penser que, en découvrant l'électricité, Ampère l'a sans doute, plus que lui, transformé.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express