Le jouet de Tixier

Début du procès Salan. Critique du général De Gaulle. Affirme que ce procès est aussi celui du Président de la République.
Françoise Giroud a assisté au lever de rideau de l'affaire Salan-de Gaulle plaidée devant le Tribunal de l'Histoire.

Dans le box des accusés, engoncé entre deux gendarmes, un mort : Salan.
De temps en temps, il a un geste étriqué, et assure son veston tristement civil sur ses épaules, comme on le fait d'un vêtement mal ajusté. Il lève un menton un peu gras, le baisse, le pose sur une paume, regard errant et comme intimidé. Il torture ses lèvres. Un frémissement parcourt son visage sans relief. Les traits se sont affaissés. Le teint s'est couperosé. Le cheveu est pauvre, calotte teinte bordée de gris.
Quand le président lui dit ! « Veuillez vous lever... » , il se lève. Il ne sait pas quoi faire de ses mains. Il les noue derrière le dos.
Mr Le Coroller intervient. On oublie Salan. Personne ne lui a dit qu'il pouvait se rasseoir. Alors il reste debout. Enfin, l'un de ses avocats lui fait signe.
Debout, assis, c'est la même chose. De ce procès, qui est théoriquement le sien, il est absent, parce qu'il est mort, parce qu'il le sait, parce qu'ici comme ailleurs. Assises ou Forum, il ne fait pas le poids.
Il n'a pas choisi Mr Tixier-Vignancour pour le défendre. C'est Mr Tixier-Vignancour qui l'a choisi pour accuser.
Ce n'est pas la moindre singularité de ce procès à double fond.

415 morts

Théoriquement, pour juger l'inculpé Raoul Salan, dans cette salle étroite et longue, barbelée de gardes armés, il y a un tribunal présidé par un magistrat tout fourré d'hermine, M. Charles Bornet, composé de trois généraux et d'un vice-amiral en uniforme, de deux magistrats, d'un conseiller d'Etat et d'un membre du conseil de l'ordre de la Légion d'honneur.
Théoriquement, l'accusation est soutenue par un procureur, M. Gavalda, la défense assurée par quatre avocats, Tixier en tête. Mais, en vérité, les choses se présentent tout autrement.
L'accusé, invisible (il tenait à la même heure conférence ailleurs), c'est le chef de l'Etat — et par extension le tribunal extraordinaire qu'il a créé. Le procureur, c'est Tixier-Vignancour et ses et caetera. L'avocat de la défense, c'est M. Gavalda.
Quant au jury dont on requiert le verdict, c'est l'Histoire. Et il va de soi que M. Tixier-Vignancour ne désespère pas d'être encore en vie lorsqu'elle se prononcera. En quoi il manifeste, d'ailleurs, un incorrigible optimisme.
Alors, quand on nous dit que nous avons assisté, en lever de rideau, à des « incidents de procédure » relevant des « Plaideurs » plutôt que du drame attendu, c'est faux. Le drame, nous y étions, dans toute son horreur.
Deux généraux, et quelques comparses, ont fait ensemble, s'aidant l'un l'autre, en mai 1958, un coup d'Etat. Le plus rusé a gardé le pouvoir. L'autre, dépité, est devenu ce que vous savez et qui, traduit en chiffres, s'exprime par 415 morts et 1.145 blessés. Une partie des comparses a suivi le premier général, devenu président de la nouvelle République. Une autre a suivi le second, devenu chef de l'O.A.S.
Chacun des deux eut alors, comme il est normal, le souci de neutraliser l'autre. Comme la Méditerranée les séparait, le premier se constitua un haut tribunal militaire qui condamna le second à mort. Le second signa un décret proclamant déchu le président de la République.

Ney

Vint le jour, où le premier réussit à se saisir physiquement du second. Qu'auriez-vous voulu qu'il en fît ? Il le déféra à son tribunal.
Vu sous cet angle, le procès Salan est à la fois dans l'ordre des choses et des coups d'Etat. Il est, en outre, sans analogie véritable avec les précédents sans cesse invoqués du duc d'Enghien et du maréchal Ney. Le tribunal dont Salan récuse aujourd'hui la compétence, les juges que
ses avocats menacent, le pouvoir dont, selon lui, « l'illégitimité éclate aux yeux de la nation », il en a été l'artisan.
Ce n'est pas un opposant. C'est un second rôle qui a voulu voler ses répliques au premier.
Et cela, pour son malheur, le public le sent. Ce n'est pas le militaire rude et bête, au cœur grand et à la petite tête, honneur, patrie, la garde meurt et ne se rend pas donnez-moi dit l'enfant de la poudre et des balles.
C'est le politicien qui a manqué son coup. Le sang qu'il a sur les mains révolte comme si ces mains étaient d'un civil. Alors, vae victis. Toute la salle le criait silencieusement, mardi, à ce mort en sursis.
Et ce que l'on prit pour des arguties de la défense, entravant la procédure, irrita. Et le procureur Gavalda apparut comme le porte-parole de l'homme de la rue, qui sait bien que tout n'est pas catholique avec ce de Gaulle, et que tout n'est pas républicain dans cette République, et que ces témoins non entendus pendant l'instruction, et ces tribunaux d'exception, il faudrait bien en finir. Mais que franchement, avec Salan, il n'y a pas à tellement se gêner.
Eh oui ! il l'a pratiquement dit, le procureur :
« Il est bien certain que cet article 16 est irrégulier... »
« Procédures un peu troubles dans des circonstances exceptionnelles qui sont ce qu'elles sont... »
« Mais quoi ! il ne peut pas y avoir de pouvoirs spéciaux exceptionnels dans un pays totalitaire. Donc, puisqu'il y en a, c'est la preuve que nous sommes en démocratie... »
Et puis « il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs », et « la connexité est aussi éclatante que la lumière du jour... ».
La connexité, c'est le terme savant pour indiquer la relation entre le délit « putsch d'avril » et le délit « O.A.S.».
Pour prononcer « connexité », le procureur Gavalda a un accent délicieux et tout ensoleillé. Le visage semblerait plutôt du Nord, mais des qu'il parle, cela sent le platane. Et il agite les mains, et il pétarade, et les articles du Code, avec ce débit et cet accent-là, vous prennent un air innocent qui donnerait à croire que l'on juge un délinquant pour stationnement interdit.
Il est formidable, cet homme-là ! Et quand il répond au premier solo de Tixier-Vignancour : « Il y a des remparts contre le talent : c'est la réalité des faits », on se dit : « Ah ! là, là, c'est bien vrai ! Ce qu'il dit, c'est le bon sens. Qu'est-ce que ça peut nous faire que ces tribunaux, soient un petit peu d'exception... Salan, il n'est pas un peu d'exception, lui aussi ? »
C'est effrayant. Et il est effrayant que ce soit l'avocat le plus ostensiblement fasciste du barreau de Paris, l'antigaulliste de 40, le défenseur des assassins de Mr Popie et de combien d'autres gouapes, qui soit en position, cette semaine, de mettre la justice française en accusation et de tourner la République en dérision.

Guignol

Tixier invoquant Clemenceau pour réclamer le respect de la légalité, c'est Guignol. Mais il sait que les juges ne peuvent pas le lui accorder, il le demande pour qu'il y ait refus, et qui devient Guignol ?
Quel que soit le déroulement des audiences, que Salan se force au pathétique ou garde sa voix terne pour lire sa déclaration (dont j'ai le texte sous les yeux, et qui ne contient aucune « bombe », sinon la confirmation de la collusion avec de Gaulle au moment du 13 Mai ; mais qui en doute encore, sinon ce bon, M. Michelet ?), qu'avocats et procureur jonglent avec les témoins et les suppléments d'information, le décor est planté.
Vous est-il arrivé de suivre, le cœur serré, le convoi funèbre d'une personne très chère à travers des rues ensoleillées où des indifférents vaquent paisiblement à leurs occupations ?
C'était un peu cela, la première audience du procès Salan. Dans le corbillard, on emportait une certaine image de la France, un certain nombre de mots tels que justice, vérité, liberté, troués, usés d'avoir trop servi pour habiller leurs contraires. Et nombreux étaient ceux qui, voyant passer le convoi, le regardaient comme s'il n'était pas de leur famille.
Au début du troisième round, on s'attendait que Salan prenne la parole. Mais Mr Tixier-Vignancour avait préparé, pendant la pause, ce qu'il appelle lui-même un « sketch ».
— Nous avons à entendre dès aujourd'hui l'accusé, dit le président, après avoir annoncé que la Cour rejetait encore une fois les conclusions de la défense.
— Impossible !
— Pourquoi donc ?
Suivit une ténébreuse et brève affaire d'article 324 qui aboutit à la suspension.
En fait, l'avocat aurait pu répondre :
« Impossible parce qu'il va être 6 heures, parce que la presse du soir n'aurait pas la déclaration de Salan, parce que mercredi la presse du matin sera encombrée par la conférence de presse de l'Elysée et que les belles paroles qui vont être prononcées, je ne les destine pas à rester entre nous. ».
Un peu plus tôt, Mr Le Coroller avait déclaré : « Messieurs, c'est le moment de m'écouter. » Sage précaution, car on ne l'écoute guère, Mr Le Coroller. Il voulait faire entendre ceci :
« L'accusé Raoul Salan appartient à la nation. »
Erreur. Il appartient à Mr Tixier-Vignancour.

FRANÇOISE GIBOUD.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express