Le cinéma des mots

Pas d'image inoubliable dans le florilège de cent ans de films français. Mais quels textes! Si loin des voeux de nos présidents, Chirac en tête.

Le cinéma célèbre ses cent ans. Pour que la télévision honore dignement cet anniversaire, Jacques Perrin a réalisé un document ingénieux, «les Enfants de Lumière», où il a mis bout à bout 291 extraits de films français toutes catégories. Pas un titre. À chacun de reconnaître ce qui l'a fait rêver ou rire, de retrouver la saveur brève d'une émotion, de se remémorer quelques secondes de sa jeunesse. C'était joliment bien fait. Quelque chose frappait cependant : c'est par des mots que la mémoire était sollicitée, le cinéma français est un cinéma de mots, de texte. Pas une seule image inoubliable, comme la célèbre voiture d'enfant de Potemkine, comme l'avion pourchassant Cary Grant dans un film d'Hitchcock, n'est apparue dans ce florilège, sauf, furtivement, le panneau de «Shoah» indiquant Treblinka. N'importe. Ce fut une émission plaisante à voir.

Cinéma encore, l'hommage à Michel Serrault à «la Marche du siècle». Personnage surprenant. Il a autant de visages qu'il a eu de rôles. Mais qui est Michel Serrault? Ce grand comique dit : «J'ai le souci d'une vie spirituelle... Quelquefois je touche à quelque chose d'indéfinissable qui me fait penser à Dieu...» Il dit aussi : «Tout est dérisoire. C'est pourquoi je ris de tout.» Et encore : «Je suis gentil, mais je peux être violent...» Inquiétant Serrault.

Quoi d'autre? «La Vie de Marianne», de Benoît Jacquot, inspirée du roman de Marivaux. Une interprète exquise, Virginie Ledoyen, arrachait le morceau. Il n'en fallait pas moins pour supporter tant de maniérisme. Un délice, cependant, succulent, la langue dans laquelle s'exprimaient les personnages. Un beau français simple et clair comme de l'eau de source. Sylvie Guillem est sans aucun doute la danseuse majeure de notre époque. Elle le sait et se retient à peine de le dire. Il y a chez cette somptueuse créature un contentement de soi qui altère un peu le plaisir qu'elle donne à la regarder. On sait que la danse s'accommode mal du petit écran. Elle a donc choisi de faire son propre film, «Evidentia», et ce fut franchement extraordinaire. Il s'agissait en somme de montrer que le langage de la danse est plus éloquent que celui du pinceau, que l'on peut tout dire, mieux dire avec un corps en mouvement. Une série de solos, Guillem elle-même, mais aussi le chorégraphe William Forsythe, désarticulé, ses membres en conflit constant avec son tronc, d'autres encore en firent d'éblouissantes démonstrations. La seconde partie du film, alambiquée, parut moins heureuse, mais il y avait là-dedans de la force, de la passion, de l'art tout simplement porté à son point extrême. Une occasion de comprendre ce que danser veut dire.

Le montage réalisé par «les Brûlures de l'Histoire», égrenant tous les présidents de la Ve République présentant leurs vœux, ce montage était terrible. Certes, le genre est difficile. Mais cela se voyait énormément. Seul de Gaulle y est souverain. Mais après lui, les successeurs ne peuvent prétendre parler du piédestal d'où il est tombé, il leur faut trouver leur propre style. Ce sera pour Georges Pompidou, guindé, la condescendance, pour Giscard l'affectation de simplicité, pour François Mitterrand le ton du pater familias, pour tous l'admonestation rituelle à ces enfants dissipés que sont les Français : soyez unis, unis, unis. Mais au cours de ces années, les petits enfants de la famille France ne se sont pas assagis, au contraire. Ils sont de plus en plus turbulents. Quel ton allait trouver Jacques Chirac pour s'adresser à eux? Déformé par un objectif qui lui abîmait le visage. Reconnaissons qu'au moins il ne nous a pas pris de haut. Mais qu'elle était creuse sa petite chanson...

Avec «l'Allée du roi», histoire de Mme de Maintenon inspirée par le livre de Françoise Chandernagor, Nina Companeez a presque réussi un sans-faute. La trajectoire de cette accorte dévote futée et butée, née en prison d'un père assassin, épouse d'un cul-de-jatte, qui finit mariée avec Louis XIV, n'est pas ordinaire, il faut dire. Tournée en plans fixes - autant de beaux tableaux d'époque - dans une débauche de faste, elle a fourni à Nina Companeez l'un de ses meilleurs exercices, même si le mouvement déserte la seconde partie, la conquête du roi. Voilà du beau travail digne d'être salué. 

Jeudi, janvier 4, 1996
Le Nouvel Observateur