La rose et le champignon

Nécessité d'adaptation pour se maintenir dans le monde professionnel. Nécessité de prendre soin notamment de son physique. À l'heure actuelle, peu de professions contraignent à garder ouverts les yeux sur l'ensemble du monde.
Ainsi, on ne peut plus vivre sans maths, Gérard Bonnot, qui a interrogé à ce sujet le professeur Lichnerowicz, explique ici pourquoi tous les enfants seront désormais initiés dès l'âge tendre aux mathématiques modernes. Méthode pour appréhender le monde, façon de penser qui va bien au-delà d'une façon de compter.
2 + 2 = 4. De ce côté-là, rien de changé. Mais 2 et 2 ne font plus 4. Il faut s'y faire. A 8 ans, on s'y fait très bien. On conçoit aisément les notions d'égalité, d'appartenance, d'inclusion dans des ensembles — l'ensemble des nombres pairs auquel appartient 2, l'ensemble des multiples de 2, auquel est inclus 4. C'est l'a.b.c du nouvel ordre mathématique.
Peut-on refuser de s'y plier ? Il n'y a pas d'ordre que l'on ne puisse, individuellement, rejeter.
Mais quand l'ensemble d'une société renâcle devant l'adaptation aux formes nouvelles, elle dépérit. Ce n'est pas, heureusement, le cas de la France, même si le passage est difficile. Bon. Nous assimilerons les mathématiques modernes puisqu'on ne peut plus s'en passer.
Mais de quoi peut-on donc se passer aujourd'hui ? Ce dont un individu moyen, d'une ambition moyenne, doit être capable pour se tenir simplement « dans la course », pour ne pas demeurer ou retomber dans les soutes de la société, devient vertigineux.
Au candidat à une situation de quelque importance, on demande d'abord, cela va de soi, de savoir l'anglais. « Quoi ? Vous ne parlez pas l'anglais ? Qu'est-ce que vous parlez alors ? Rien ? Comment rien ? Que voulez-vous que nous fassions d'un collaborateur qui ne parle pas anglais ? »
Le français... Indispensable. Et le meilleur. Nous vivons au siècle des « rapports ». Comme personne n'a envie de les lire, il faut qu'ils soient à la fois brefs et denses.
La mémoire... La mode exige aujourd'hui que l'on parle sans notes, à la moindre réunion professionnelle. On peut à la rigueur consulter des chiffres. A la rigueur.
La culture professionnelle... Celui qui ne se tient pas au courant est liquidé à 40 ans.
L'apparence physique... Il n'est pas encore indispensable d'être positivement beau, non. Mais sauf compétences tout à fait exceptionnelles, il est déconseillé d'être laid. Il y a les relations avec les clients, avec le personnel, avec le public...
Ne parlons pas des femmes qui doivent, pour se voir agréées, être jolies et bien vêtues, sans l'être trop (« Qu'est-ce que c'est que cette pépée ? ») tout en l'étant assez. (« Je ne supporte pas les femmes laides. »)
Un bronzage léger, quasi permanent, n'est pas exigé, mais recommandé cependant. Rien n'indispose davantage un patron qu'un collaborateur qui affiche sa fatigue. « Qu'est-ce qu'il a ? Il travaille trop ? Et moi, je ne travaille pas, peut-être ? »
Tandis que l'homme légèrement bronzé — sans excès ou sinon : « Il revient encore de vacances ? Il est tout le temps en vacances, alors ? » — l'homme légèrement bronzé, donc, témoigne tout à la fois de sa bonne forme supposée et des bons traitements dont il est l'objet. Cet air, factice, de bonne santé, c'est aussi celui que le client de l'avocat ou du médecin aime à retrouver sur les traits de celui auquel il se confie ; c'est celui qu'entretiennent les chefs d'Etat pour se montrer en public.
Dans un climat général d'insécurité, ne réussissent à tenir la rampe que ceux qui rassurent.
Entre patrons, l'homme bronzé pendant les mois en r est celui qui sait s'organiser mieux que les autres. « Un vrai chef d'entreprise doit être capable de respirer, de prendre son temps pour réfléchir... Ce n'est pas seulement son droit, c'est son devoir... »
La vie privée... « J'ai besoin de vous ce soir. Et peut-être samedi. Prenez vos dispositions. J'espère que vous avez une femme compréhensive ? »
Quoi encore ? Energique avec ses subordonnés, souple avec ses supérieurs, adroit avec ses égaux... Tout cela étant, bien sûr, donné de surcroît, supplément indispensable à l'essentiel, qui demeure la compétence. De l'expérience ? Assez pour être efficace ; pas trop pour ne pas se situer d'emblée dans la fourchette des hauts salaires. Des diplômes ? C'est la moindre des choses. Sciences Po ? Heu... Harvard Business School, Columbia ? Bien. Ou, selon les cas, « bien » pour telle ou telle grande école, mais aussi : « Il sort de l'X ? Intéressant. Mais qu'est-ce qu'il a fait après ? »
Une licence ? Autant dire rien. Dans les disciplines scientifiques, à la rigueur... Philo, lettres : zéro. Improductif. Droit : le doctorat.
Que ceux qui n'ont pas le privilège de poursuivre des études supérieures ou même secondaires soient, le plus souvent, réduits à des tâches abrutissantes, chacun le sait. Mais, à l'autre bout de l'échelle, si le travail peut être satisfaisant et rémunérateur, l'abrutissement n'est pas moins grand. Au lieu de rester pétrifié devant la télévision du dimanche, on passe le week-end le nez dans des dossiers ou, à la rigueur, dans un roman policier. Dormir douze heures, une fois par semaine, devient le but suprême.
Effrayant ? Effrayant. Quelques professions, rares, contraignent à garder les yeux ouverts sur le monde, et pas seulement sur la spécialité où l'on exerce. On peut les compter sur les doigts d'une main.
Pourtant, avec ce don particulier que possèdent les chanteurs populaires pour cristalliser l'air du temps, Gilbert Bécaud le rappelle doucement : « L'important, c'est la rose... »
La rose... A quelle heure la regarder ?
Ce serait pourtant le moment. Avant que les fins mathématiciens de Chine ou d'ailleurs ne nous régalent d'un champignon.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express